Grands enjeux du droit

Vie et destin d’un manuscrit

Vente aux enchères de pages d'un des manuscrits de Proust - Photo AFP

Vie et destin d’un manuscrit

Porteur de rêves et d’espoirs, le manuscrit doit lui aussi répondre à un certain nombre d’obligations légales. Comme le démontre le parcours du manuscrit de Vie et Destin de Vassili Grossman exhumé par le FSB russe 52 ans après avoir été confisqué. Récit.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 03.07.2024 à 09h25

En 1960, Vassili Grossman termine son grand romain, Vie et Destin. Il l’envoie au rédacteur en chef du mensuel de l’Union des écrivains Znamia, qui, effaré, le transmet au KGB. Quelques jours plus tard, le livre est arrêté (!) par deux officiers en civil du KGB. Les copies, les brouillons, et jusqu'aux rubans encreurs des machines à écrire sont confisqués. En février 1962, Grossman écrit à Nikita Khrouchtchev, alors dirigeant de l'URSS, avec cette requête : « Je vous prie de rendre la liberté à mon livre ».

Pourtant, il remplissait toutes les conditions légales requises pour une édition en France : il existait matériellement en papier (I), il était complet et soigneusement revu (II) et il était original et nouveau (III).

Remise matérielle du manuscrit

Certains éditeurs attendent parfois longtemps l’arrivée d’un manuscrit. Soit après avoir signé un contrat d’édition. Soit en espérant recevoir la pépite au milieu des trop nombreux manuscrits reçus. Mais, à tout le moins, ils s’attendent à recevoir un objet matériel sous la forme d’un tapuscrit ou d’un fichier électronique.

En effet, conformément à l’article L. 132-9 du Code de propriété intellectuelle, « l’auteur doit remettre à l'éditeur, dans le délai prévu au contrat, l'objet de l'édition en une forme qui permette la fabrication ». C’est ainsi que légalement, le tribunal judiciaire de Paris a récemment sanctionné le défaut de remise du manuscrit par la résolution du contrat d’édition, considérant, au visa de l’article 1124 du Code civil, que « la livraison du manuscrit de l’ouvrage destiné à être édité ne pouvant qu’être regardée comme une condition sine qua non d’un contrat d’édition dans la mesure où son inexécution ne permet pas l’édition et la commercialisation de l’ouvrage, une telle inexécution caractérise un manquement grave justifiant la résolution du contrat » (TJ Paris, 4e ch., 2e sect., 15 févr. 2024, n° 21/15196). Sans doute, la patience de l’éditeur avait-elle été épuisée.

Remise d’un manuscrit complet et soigneusement revu 

Il ne suffit pas que le manuscrit existe matériellement, il faut aussi qu’il soit complet et soigneusement revu. C’est bien la difficulté des livres écrits pour les autres par une plume ou un ghost writer. Quand le manuscrit est-il fini ? Quand la patience de la plume est épuisée ou quand l’éditeur le décide.

En l’espèce, un ancien président de la Cour des comptes, manifestement plus à l’aise avec les chiffres que les lettres, avait été aidé par une plume pour décrire les coulisses de son institution. À quelques jours de la date limite pour rendre le manuscrit, seules 90 pages sur les 250 attendues étaient finalement prêtes. Manifestement, le compte n’y était pas. Bon prince, le président de l’institution accordait quelques mois de plus à sa plume. En vain. L’éditeur, malgré des tentatives pour motiver la plume, décide finalement de tout reprendre et de confier le travail à une autre plume, sans doute moins fâchée avec les chiffres et les pages.  

Dans cette histoire, la Cour d’appel de Paris finit par prononcer la résiliation pour faute aux torts partagés (i) de l’auteur prête-plume qui ne remet que 35 % des pages prévues au contrat, même si le nombre de pages fixé est indicatif et (ii) de l’éditeur, qui après avoir adressé félicitations et message d’encouragement, décrète la reprise du manuscrit quasi-impossible compte tenu des défaillances alléguées du texte, pour finalement faire appel à un nouveau coauteur, sans justifier que l’auteur d’origine est dans l’incapacité de procéder aux remaniements et corrections nécessaires et sans solliciter son avis ni sans l’aviser par lettre recommandée.

Résultat : La plume a conservé la fraction d’à-valoir versée à la signature à titre de dédit forfaitaire sans pour autant pouvoir réclamer le solde dû à la remise du manuscrit ; à défaut de manuscrit complet et définitif (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 11 mai 2022, n° 20/11386, X c/ SA Librairie Arthème Fayard).

Remise d’un manuscrit original et nouveau

Être ou ne pas être original, telle est la question pour un manuscrit. Par paresse, par facilité ou par admiration du style des autres, certains auteurs peuvent se laisser aller à omettre des citations ou en recyclant d’anciens textes. En l’espèce, un auteur avait remis à son éditeur un manuscrit, dont une partie était la reprise d’un article publié 5 ans plus tôt par un éditeur tiers. Or, l’auteur doit garantir à l’éditeur l’exercice paisible et, sauf convention contraire, exclusif du droit cédé.

Sur le fondement de l’article L. 132-8 du Code de la propriété intellectuelle, le tribunal judiciaire de Paris a considéré que l’auteur avait commis une faute justifiant la résiliation du contrat d’édition aux motifs qu’« en s’abstenant de signaler la reprise, dans le manuscrit à publier, d’un article précédent dont il avait cédé les droits d’exploitation à un tiers, l’auteur a [...] manqué gravement à son obligation d’exécuter le contrat de bonne foi » (TJ Paris, 3e ch., 2e sect., 20 juill. 2023, n° 20/10369, M. X c/ SA Éditions Gallimard).

Finalement, en 2013, après 52 ans, le FSB russe, issu de l'ex-KGB, a sorti de ses archives le manuscrit confisqué du roman Vie et destin de Vassili Grossman avec ses 11 000 feuillets pour le rendre enfin disponible à des éditeurs. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer d’un bon manuscrit complet et original.

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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