En cette année 2024, l’ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée) fête ses 40 ans, et organise des rencontres et conférences dans plusieurs festivals de 9ᵉ art en France. C’était le cas lors des 31ᵉ Rencontres de la bande dessinée et de l’illustration de Bastia : au Centre culturel Une Volta, samedi 6 avril, le thème choisi était celui de la bande dessinée alternative, dans sa vigueur créative comme dans sa fragilité. Pour en débattre : Émilie Gleason, autrice ; Julien Magnani, fondateur de la maison qui porte son nom ; et Frédéric Hojlo, auteur de Second Souffle (éditions Flblb), un livre d’entretiens avec des maisons d’édition alternatives nées dans les années 2000, à la suite des pionnières L’Association, Cornélius ou Les Requins Marteaux, par exemple. Ce dernier a tenté une définition : « Pour moi, l’alternatif, c’est l’indépendance économique vis-à-vis des grands groupes d’édition industriels, ce qui entraîne des recherches de financements tous azimuts. Et c’est une bande dessinée de création, d’auteur. »
L’angle économique et la médiation autour des livres des éditeurs alternatifs ont très vite pris le pas sur les conditions de création de ces derniers. Car Julien Magnani a fustigé la surproduction éditoriale et « le cancer de la chaîne du livre » : « Si on veut gagner de l’argent en tant qu’éditeur, il faut produire de plus en plus de livres, tels des programmes sur une plateforme de streaming. » Ce qui n’est pas le cas des éditeurs alternatifs, a appuyé Frédéric Hojlo. « Publier entre 5 et 10 livres par an, ça leur complique la vie, car, paradoxalement, peu produire est plus difficile que beaucoup produire. Et au global, c’est une absurdité économique et écologique : plus de 50% de ce qui est produit est détruit. »
5000 nouveautés annuelles
En effet, au jeu des retours et des avances de trésorerie, les nouveautés « financent » les invendus retournés, puis souvent pilonnés. Ce paradoxe pervers connu du monde du livre entraîne alors un effet raz de marée dans un secteur vu comme porteur : avec plus de 5000 nouveautés annuelles, il devient presque impossible pour un libraire de s’intéresser à tous les catalogues confidentiels et exigeants. « Un livre d’auteur ou d’autrice doit avoir du temps, une attention, un soin constant pendant plusieurs mois pour avoir une chance de trouver son public, a poursuivi Julien Magnani. Il n’est pas normal pour un libraire de ne pas avoir le temps de lire. Je crois à la bonne volonté des professionnels de la chaine. Mais cette chaine doit être secouée pour prendre conscience de ça. »
Aucune solution concrète, à part l’improbable baisse drastique du nombre de nouveautés par l’ensemble des acteurs, n’a été avancée. « Il faudrait remettre l’édition industrielle à sa juste place, suggère-t-il. Les libraires ont besoin d’un Lucky Luke et d’un Arabe du futur, mais pas de leurs 60 produits de substitution. » Une meilleure formation initiale des libraires et un travail plus fin des médiateurs et prescripteurs sont appelés des vœux de l’éditeur. Qui a rappelé la froide réalité des chiffres, s’appuyant sur une des dernières nouveautés : Carnaval à Idaberg de Nina Lechartier a été tiré à 1000 exemplaires et mis en place (par le diffuseur Les Belles Lettres) à 372 exemplaires. « Impossible de verser une somme correcte à l’autrice dans ces conditions. »
Et justement, les auteurs dans tout ça ? « Dans les écoles d’art, on ne parle guère du fonctionnement de la chaîne du livre, ni de la réalité économique », a glissé Émile Gleason, passée par la HEAR (ex-Arts déco de Strasbourg), et qui a découvert les arcanes du milieu quand elle exerçait comme attachée de presse des éditions Çà et là. L’autrice a aussi évoqué l’impréparation des jeunes artistes à la lecture et la négociation des contrats. Et a ironiquement assumé sa part dans la surproduction, « avec 18 livres en cinq ans ! », parus chez des éditeurs alternatifs comme Atrabile ou L’Articho, ou des groupes de grande taille (Casterman – groupe Madrigall –, ou Virages graphiques chez Payot-Rivages – groupe Actes Sud)…