Avant-critique Roman

Benjamín Labatut, "MANIAC" (Grasset)

Benjamín Labatut - Photo © victoria iglesias

Benjamín Labatut, "MANIAC" (Grasset)

À partir de la figure du physicien John von Neumann, le Chilien Benjamín Labatut revisite l'aventure de la physique nucléaire sur fond d'histoire tragique du XXe siècle.

Parution 4 septembre

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Par Sean Rose
Créé le 04.09.2024 à 09h00

Mélancolie de l'atome. Pour Dostoïevski, si Dieu n'existe pas, alors tout est permis. Sartre renverse la proposition : c'est justement parce que Dieu n'existe pas, que rien ne nous détermine ni ne donne préalablement sens à notre vie, que nous autres humains devons lui en donner un, en étant responsables de nos actes et vis-à-vis d'autrui - orphelins du ciel, donc solidaires sur Terre. Foin des spéculations philosophiques ! Les physiciens, eux, cherchent à comprendre la nature de l'univers selon les lois mathématiques. Avec son nouveau roman MANIAC, l'auteur chilien Benjamín Labatut nous entraîne dans l'épopée de l'atome, avec ces pionniers de la physique nucléaire, Juifs allemands pour la plupart, emportés par les violents cahots de l'histoire du XXe siècle. Parmi eux se tient, telle une figure tutélaire, John von Neumann, polymathe, chercheur prolifique, un des pères de la physique quantique, inventeur de la théorie des jeux, artisan de la bombe atomique américaine... Il fut à l'origine d'un des premiers ordinateurs modernes, le MANIAC. Dans ce roman polyphonique, le portrait du mathématicien et physicien né en Hongrie sous l'empire austro-hongrois et devenu professeur à Princeton en 1929 ne constitue pas tant une image uniforme qu'il est le miroitement de diverses facettes, tournoyant à la manière d'un kaléidoscope. Sa mère, ses deux épouses, ses collègues et amis... chacun raconte ce génie, à la fois rebelle et mercenaire. L'écriture de Benjamín Labatut est à la fois érudite et limpide, délivrant les faits sans affect. Le phrasé est véloce et nous aspire dans le vortex d'un progrès dont on ne sait plus trop où il mène. Prométhée a dérobé aux dieux le feu sacré de l'Olympe pour le léguer aux hommes. Ils ont gardé le feu et oublié le sacré. Et la bombe à hydrogène d'être l'aboutissement mortifère de la recherche nucléaire. Et jusqu'où va aller l'algorithme d'apprentissage automatique ?

MANIAC, plus qu'une fiction à intrigue, est un roman à interrogations. L'homme invente la machine qui lui sert de prothèse. Bientôt, la machine se substitue à lui pour penser et faire à sa place la synthèse. Toujours plus performante, la machine déjoue l'intelligence humaine en battant son adversaire doté d'une conscience. Le roman se termine avec le légendaire épisode où Lee Sedol, le champion coréen de go, perd contre le programme AlphaGo de Google DeepMind.

Les conclusions qu'on tire à la lecture de Labatut ne sont guère réjouissantes mais on était prévenu. Comme en prélude à cette vie de John von Neumann se déroule la biographie de Paul Ehrenfest, physicien juif autrichien et grand ami d'Einstein, qui se lamentait déjà : « Ces affreuses abstractions ! Cet accent systématique mis sur des astuces et des techniques ! Le fléau mathématique qui ne laisse aucune place aux pouvoirs de l'imagination. » La logique sait être barbare. Le roman s'ouvre sur le suicide d'Ehrenfest qui se tire une balle après avoir tué son propre fils trisomique sachant que les nazis allaient appliquer un programme d'extermination des handicapés mentaux considérés comme inutiles pour la société.

Benjamín Labatut
MANIAC
Grasset
Traduit de l’anglais (Chili) par David Fauquemberg
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 25 € ; 448 p.
ISBN: 9782246833420

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