Martin cet été, paru en 1995 chez Julliard, est de ces récits de perte à vif que l’on ne peut pas lire comme d’autres livres, qui appartiennent à une autre catégorie. Son auteur, Bernard Chambaz, fait partie de cette communauté des parents à qui un enfant manque. Cet été-là, le 11 juillet 1992, Martin, le fils cadet de Bernard et Anne Chambaz, est mort à 16 ans et demi sur une route du pays de Galles. «Je n’ai pas écrit de livre sans qu’il “en” soit. Aujourd’hui, j’y reviens de front, sur la route.» Dix-neuf ans plus tard, le père enfourche un «beau vélo blanc». La mère suit au volant d’une Cadillac. Et les voilà partis pour une traversée des Etats-Unis d’est en ouest. Au rythme d’une centaine de miles par jour, quatre semaines jusqu’à Los Angeles.
Les endeuillés aiment les dates, les heures, les unités de mesure qui figent le temps. Que cherchent-ils ? Les souvenirs d’un autre voyage en famille, à cinq, sur «la terre des ancêtres» (Bernard Chambaz avait une grand-mère américaine), la mythologie du «pays de la “grand-route”»… Etre avec Martin. A la poursuite de Martin, roue dans roue. En chemin, Martin est partout. Aux changements de fuseaux horaires, la première fois, à «central time», «Il est là en personne» et il a 35 ans, 6 mois et 5 jours, porte un sweat Lee, demande des nouvelles. «Le défunt voyage au pays des vivants.»
Bernard Chambaz pédale seul mais escorté par d’autres parents «orphelins» : Robert Plant, chanteur de Led Zeppelin ; les Roosevelt et leur benjamin, Quentin, mort à la guerre ; Anne Morrow, épouse Lindbergh, dont le premier-né a été assassiné ; Debbie, cette mère d’Oskaloosa (Iowa), qui a fait vieillir sur les photos son fils mort d’overdose… Et tous les autres qui permettent au père écrivain d’écrire encore et toujours le nom de Martin, de l’oiseau Martin, ce martin-pêcheur, vu au début du voyage, «cet être léger que la nature paraît avoir produit dans sa gaieté».
De ce road-trip qui marque un anniversaire d’une douleur éternelle, Bernard Chambaz a fait un livre sans larmes, chargé de ces endorphines de l’endurance qui procurent des émotions paisiblement et intensément joyeuses. Un livre qui, comme le voulait le père inconsolable, «tient tête à la tristesse», «épouse l’ingratitude». «Tant qu’on pédale, on est encore vivant.» Véronique Rossignol