Mort il y a un peu plus de soixante ans, le Suisse Frédéric Louis Sauser, devenu l'écrivain français Blaise Cendrars (1887-1961) a toujours des fans, amateurs de travel writers prolifiques, grandes gueules et un peu mythomanes. Mais le destin plus que romanesque de ces écrivains, déjà légendaires de leur vivant, a tendance à masquer leur œuvre. Mac Orlan, Kessel, Monfreid, Gary, entre autres, sont de cette école buissonnière. Comme Cendrars.

Cette œuvre, dont l'écriture s'étale sur près d'un demi-siècle, abondante, protéiforme (poésie, romans, récits de voyage, essais...), novatrice, a été rassemblée en intégrale chez son éditeur historique, Denoël, une première fois dès les années 1960, en huit volumes reliés, série intitulée Tout autour d'aujourd'hui. Puis, quarante ans après, en quinze volumes brochés comprenant nombre d'inédits. C'est cette formule que reprend aujourd'hui l'éditeur, à raison de cinq salves de trois volumes, jusqu'à la fin 2024. Les trois premiers (mise en vente du 19 octobre) présentent ses Poésies complètes (avec quarante et un poèmes inédits), deux de ses romans les plus connus, L'or et Rhum, suivis de l'inachevé L'argent, et ses textes consacrés au cinéma, l'une de ses passions, Hollywood La Mecque du cinéma, L'ABC du cinéma et Une nuit dans la forêt.

Denoël publie aussi simultanément un pur bijou, jamais réédité depuis 1919, un fac-similé de La fin du monde filmée par l'ange N.-D. Un court roman fantastique et satirique, une « fugue lyrique », selon ses mots, que Cendrars a écrite en une seule nuit, le 1^er septembre 1917, et de la main gauche − engagé dans la Légion étrangère en 1914, il avait été blessé et amputé d'un bras, en Champagne, en 1915. En cinquante-cinq brefs chapitres, l'écrivain met en scène un Dieu businessman américain, qui va organiser la fin du monde, une apocalypse écologique et économique, le tout s'achevant sur la banqueroute. On n'ose parler de prophétie ! Mais Cendrars s'est inspiré de ce qu'il vivait, la guerre, tout en essayant d'en imaginer les conséquences. Le texte est allègre, iconoclaste, et appelle la musique et la scène. Ce genre de crossover se pratiquait beaucoup à l'époque. De même que les grands livres illustrés. En 1913, Cendrars avait publié sa fameuse Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, sublimement réinterprétée par Sonia Delaunay. Cette fois, c'est à Fernand Léger qu'il fait appel. À cette époque, Cendrars est alors directeur littéraire aux Éditions de la Sirène, fonction qu'il occupera jusqu'en 1920. Juste le temps de publier Le bestiaire ou -Cortège d'Orphée, de son ami Apollinaire, avec des bois de Raoul Dufy, de créer la collection « Tracts », et d'éditer son propre roman, de façon expérimentale. Léger utilise des illustrations au pochoir et le dessin pour inventer une esthétique qui doit beaucoup aux tableaux cubistes de Picasso, Braque, Juan Gris... Tous ces gens se connaissaient, ils appartenaient à cette avant-garde inouïe qui chamboula Paris entre les deux guerres, puis le monde.

Le livre, album grand format, avait été tiré à l'époque à 1 425 exemplaires numérotés. C'est un des chefs-d'œuvre de la bibliophilie moderne, que chacun peut aujourd'hui découvrir, sans se ruiner.