« Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être/sont des racines, buvant les cieux/et dans le sol, les profondes racines d'un hêtre/leur semblent des faîtes silencieux. » Rilke imagine ce que pour les créatures célestes serait le spectacle du monde. A travers les yeux d'Alexis Vignaud, le protagoniste d'Il fait bleu sous les tombes de Caroline Valentiny, c'est l'inverse, c'est la vie sur terre vue de six pieds sous terre. Encore que « voir » ne soit pas tout à fait le terme approprié. Dans sa « prison de bois » il perçoit, ressent d'une manière déliée mais non moins profonde les êtres et les choses vibrer sur le plancher des vaches. C'est à la fois désincarné et sensitif, ténu et pénétrant parce que délesté du poids d'un corps. Alexis a vingt ans et il est mort. Il est tombé du pont. Suicide, ont conclu la police et le médecin légiste. Sa mère Madeleine ne veut pas y croire. Comment son enfant, même si différent des autres, tant à fleur de peau, certes hypersensible, aurait-il pu commettre l'irréparable ? Non pas lui ! Il était brillant dans ses études, il jouait du violoncelle, petit il avait été si vif. Madeleine recueille des informations auprès du colocataire étudiant en philo, Lucas, un « escogriffe », queue-de-cheval et barbe de trois jours entretenue, un peu cynique, qui confirme combien son fils était introverti et habité par une brûlante inquiétude. Elle interroge l'amie d'enfance d'Alexis, l'amoureuse putative, Juliette, à qui manque tant ce garçon dont la main a si longtemps tenu la sienne et qui l'a soudain lâchée. Prémices d'une vie, promesses d'un amour, pfft !, envolées...
Alexis était révolté par l'injustice sociale, la fin des ressources naturelles, l'âpreté au gain de notre monde insensé, il ne cessait de gamberger, préférant les livres à la fête, surtout les ouvrages de Marlow, un professeur qui le fascinait. Il avait comme tout le monde pensé à la mort, ou plutôt comme un adolescent qui tourne le dos à ses jouets, la mort il ne l'eût jamais imaginée comme ça : « Plus un souffle dans les tombes d'à côté. Plus un brin de présence. Tracé plat. Ils étaient partis. Où ça, pas sûr. Dans le néant énervant. Au pays des ossements. Dans le paradis blanc. Et lui, laissé pour vivant sous la terre. oublié des dieux. Misère. »
Caroline Valentiny, au rebours d'une prosopopée rhétorique, un gimmick littéraire par quoi elle ferait parler le jeune défunt, compose une élégie sensorielle et distanciée, rend le lecteur aussi subtil qu'un fantôme, léger qu'un ange. Il fait bleu sous les tombes est un récit par l'âme. Avec le narrateur, on a le don d'ubiquité : on passe d'Alexis à son père qui doit « assurer », à Noémie la petite sœur de cinq ans qui continue de parler à ce frère qui aimerait lui répondre à son tour. On ne laisse pas d'admirer cette façon de pénétrer dans l'intime, notamment celui de la mère : « Où va le monde quand l'enfant s'est décroché. Un fil balance au bord de l'univers immense, valse entre ses reins. Pauvre valse sans fin. Le cœur gros d'un souvenir sans corps, le ventre lourd d'un désir sans poids. Engrossée par la mort. La nuit était orageuse. Au loin un grondement de tonnerre vint rouler sur la ville, bientôt l'averse se mit à déferler sur les toits. » Façon qui n'est autre que le ton de sincérité de ceux qui ont tutoyé les abîmes, la primo-romancière avait témoigné de son mal-être à la fin de l'adolescence dans Voyage au bord du vide (Desclée De Brouwer, 2015). Mais plus qu'un ton, c'est une couleur qu'invente Caroline Valentiny : le « bleu outre-tombe », un bleu spirituel et tangible, de deuil des morts et de joie du vivant mêlé, bleu qui touche et marque profondément.
Il fait bleu sous les tombes
Albin Michel
Tirage: 5 000 EX.
Prix: 16,90 euroqs ; 192 p.
ISBN: 9782226447944