Au pays de Descartes, la philosophie venue d'outre-Manche est plutôt reçue avec une certaine circonspection. Ici, on aime les jardins à la beauté géométrique, dits à la française. Qu'importe le motif, pourvu que ce soit aligné, symétrique, taillé bien droit, et que le parterre se présente de manière systématique. Alors, pensez-vous ! ces philosophies britanniques aux étiquettes honnies de scepticisme, pragmatisme, utilitarisme ou libéralisme ! Quant à ce dernier label, il revêt même sous nos climats idéologiques une forme de péjoration. Le libéralisme associé à la liberté économique, voire réduit au libre-échange et à la concurrence sans foi ni loi, est décrié comme le cheval de Troie de la tyrannie de l'individu. Point étonnant que le philosophe du libéralisme John Stuart Mill (1806-1873) soit méconnu en France. Camille Dejardin, spécialiste de la pensée politique contemporaine et des questions environnementales et éducatives, comble cette lacune grâce à John Stuart Mill, libéral utopique : actualité d'une pensée visionnaire.
La vie de l'homme ne fut pas sans incidence sur sa pensée. Il biberonne dès l'âge le plus tendre aux idées des Lumières portées par son père, James Mill, disciple de Jeremy Bentham, le héraut de l'utilitarisme et parrain du jeune Mill. Il épouse une veuve, féministe engagée, qui sera pour lui une vraie empêcheuse de tourner intellectuellement en rond. C'est un an après sa mort qu'il fait paraître De la liberté (1859), dont il avoue dans ses Mémoires qu'elle en anima les pages par sa vivacité d'esprit... Mais c'est en vérité à partir de sa « crise de la foi » en la pure théorie utilitariste de ses aînés, dès 1826, que John Stuart Mill envisage une pensée moins sèche - une philosophie générale n'oubliant pas l'objectif de l'utilitarisme qu'est le bien commun tout en le tempérant par l'idée de bonheur individuel. Avec une sagacité stimulante, Camille Dejardin pointe chez le philosophe anglais des paradoxes féconds. La tension entre le collectif faisant fi de l'individu « souverain », selon Mill, et cette sacro-sainte liberté apparaît de prime abord comme une contradiction.
Tout dépend de ce qu'on entend par « liberté ». Pour l'auteur de L'utilitarisme − un essai réévaluant Bentham à l'aune de l'individu aspirant à son bonheur propre −, il s'agit d'une « liberté éclairée ». Et de l'éducation, c'est-à-dire la formation de l'individu, de permettre le dépassement de l'aporie. Mais si John Stuart Mill, au sein d'une société victorienne oppressive prompte à jeter l'anathème, prône la liberté de chacun de disposer de sa vie tel qu'il entend, l'épanouissement personnel ne vaudrait rien sans la dimension éthique. Mill s'intéressera également au socialisme non marxiste d'un Saint-Simon. Sa vision, conclut Camille Dejardin, est salutaire en ces temps confus de transition : car, comme nous l'exhorte John Stuart Mill, « il faut se mettre en position [...] de "penser par soi-même" si l'on veut faire bon usage de sa ou ses libertés formelles en cohérence avec celles d'autrui, et en faveur d'un destin collectif. »
John Stuart Mill, libéral utopique
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 24 € ; 400 p.
ISBN: 9782072966767