Feltrinelli est depuis soixante ans l’un des acteurs majeurs du monde de la culture italien. La maison d’édition créée par Giangiacomo Feltrinelli en 1955 est désormais un groupe qui réalise un chiffre d’affaires de 330 millions d’euros. Dans son catalogue de plus de 3 000 titres, l’éditeur, qui a découvert Le docteur Jivago de Boris Pasternak ou Le guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, propose aujourd’hui Erri De Luca, Alessandro Baricco, Roberto Saviano, Daniel Pennac, Maylis de Kerangal, Isabel Allende ou encore Amos Oz. Dotée de cent vingt magasins, sa chaîne de librairies est la plus importante du pays, avec une offre d’environ 200 000 titres. Pour étoffer son offre culturelle, en 2013, le groupe Feltrinelli - qui contrôle également les éditions Apogeo, Gribaudo, Kowalski, Urrà et Rough Guides - a créé LaEffe, une chaîne de télévision qui propose des programmes culturels de qualité. A 53 ans, Carlo Feltrinelli, le fils du fondateur, est le dynamique P-DG de la maison d’édition.
Carlo Feltrinelli - Depuis soixante ans, nous sommes fidèles à la même volonté d’innovation, au nom d’une culture moderne à la fois populaire et éclairée. En dépit de tous les changements dans le contexte économique et culturel, il y a une continuité entre la maison d’édition des origines et celle d’aujourd’hui. L’engagement est le même, ainsi que la volonté de proposer aux lecteurs des instruments pour comprendre notre monde. Nous imaginons notre catalogue comme une boussole pour le futur. Bien sûr, l’âge d’or de l’édition, lorsque le livre était au centre de la culture, est désormais révolu. Néanmoins, nous restons un groupe centré sur le livre et la circulation des idées.
Un groupe éditorial qui veut compter sur la scène culturelle de son pays ne peut plus se cantonner à l’édition traditionnelle. Nous avons donc essayé de développer des activités complémentaires, par exemple la distribution et la production de documentaires et de longs-métrages. Nous avons lancé un site de vente sur Internet, qui aujourd’hui figure parmi les cinq plus importants du pays. Nous avons également ouvert une maison d’édition entièrement numérique, Feltrinelli Zoom, dont les résultats sont encourageants. Enfin, depuis deux ans, nous avons créé une chaîne de télévision. Il s’agit d’une initiative ambitieuse, qui pour le moment n’est pas rentable économiquement, mais qui va peut-être évoluer avec de nouveaux partenaires.
La formation peut devenir un élément de l’activité d’un éditeur. La Scuola Holden enseigne les différentes facettes du storytelling. Elle est donc proche de notre projet et peut devenir une pièce importante de cette mosaïque d’activités auxquelles nous nous efforçons de donner une cohérence, même si tous les jours nous voyons la difficulté de la tâche.
Certainement. Pendant les cinq dernières années, le marché du livre a chuté de plus de 20 %. A cause de la récession économique, mais également suite aux transformations des pratiques culturelles. Sans oublier l’écroulement des ventes dans la grande distribution produit par la loi récente sur le prix unique du livre - une loi, bien entendu, que nous soutenons toujours. Aujourd’hui, le marché commence enfin à se stabiliser. La crise a été sévère, mais elle nous a poussés à innover et à investir.
Nous avons conservé le même volume de production, mais nous avons dû ralentir le développement de nos librairies. Cela ne nous a pas empêchés de rénover de fond en comble la librairie de Milan, sur la place du Dôme, aujourd’hui la plus grande d’Italie, ni d’ouvrir à Milan et à Florence deux nouvelles librairies avec restaurant, qui ont obtenu de très bons résultats. Nous sommes en train de réfléchir à la librairie du futur, car la librairie généraliste est destinée à évoluer. Il n’existera plus un seul modèle de librairie, mais plusieurs formats différents pouvant répondre aux besoins de publics différents d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre. Une bonne librairie devra nécessairement avoir une programmation culturelle (nous organisons déjà 3 000 événements par an dans nos librairies), et elle ne devra pas se priver de faire du commerce en ligne et de proposer des livres électroniques.
Une grande opportunité, car il nous offre la possibilité de croiser une activité artisanale comme l’édition avec l’énorme potentiel du numérique. Il nous aidera à toucher un public plus jeune et nous permettra de faire connaître de nouvelles formes d’écriture, dont la publication est impossible dans l’édition traditionnelle. Le livre électronique ne prendra pas la place du livre en papier, il sera plutôt un support complémentaire. Mais il ne faut pas que les règles du jeu soient imposées par un seul acteur, surtout si son siège est dans le Delaware.
C’est un acteur extérieur au monde du livre qui utilise des armes non conventionnelles et vise le monopole. Je partage donc les préoccupations des professionnels français. Le fait qu’il ne diffuse aucune donnée est un peu inquiétant.
En effet, nous sommes présents dans le capital de l’éditeur espagnol Anagrama, qui va passer l’an prochain entièrement sous notre contrôle. Toujours en Espagne, nous avons investi dans la chaîne de librairies La Central. Le marché espagnol offre de belles possibilités à un éditeur étranger. En France ou en Allemagne, les marchés sont plus fermés. L’acquisition d’Anagrama - qui procède surtout de mon amitié pour son fondateur, Jorge Herralde - nous permettra d’élaborer une stratégie vers l’Amérique latine, qui est un marché particulièrement dynamique.
J’aimerais créer un groupe européen, mais il faut les conditions pour pouvoir le faire. Nous sommes au milieu d’une transformation profonde, et donc je ne peux pas prédire l’avenir. Pour le moment, nous devons consolider nos activités en Italie et en Espagne. Après on verra. Certes, nous aurions pu nous cantonner à l’Italie, mais personnellement j’avais envie de m’ouvrir à l’étranger, même si les synergies dont tout le monde parle ne sont ni simples ni automatiques. J’avais besoin d’échapper à deux décennies de berlusconisme.
Certainement. Et il nous faudra du temps pour comprendre les changements profonds qui ont transformé notre culture. Aujourd’hui, les intellectuels se sont éclipsés et le cynisme domine. Le procès contre Erri De Luca témoigne du climat culturel actuel. A ce propos, je voudrais remercier le monde culturel français et votre président de la République pour avoir pris sa défense.
Je partage les inquiétudes exprimées par plusieurs éditeurs, écrivains et libraires. Cette nouvelle entité risque d’avoir une position dominante. Mais l’histoire de l’édition italienne ne va pas s’arrêter avec la fusion entre ces deux groupes en difficulté et sur la défensive. Pour Feltrinelli vont même s’ouvrir de nouvelles perspectives. Certains auteurs pourraient décider d’abandonner le nouveau Moloch de l’édition et les lecteurs pourraient avoir une réaction de rejet.
Oui. Notre catalogue et notre façon de travailler parlent pour nous, tout comme l’association "Le racisme est une mauvaise histoire" avec laquelle nous voulons contribuer à lutter contre le racisme. Avec notre engagement nous poursuivons le travail commencé par mon père, dont l’esprit est toujours présent dans notre travail.
Oui. Nous voulons donner une nouvelle impulsion à l’Istituto per la storia del movimento operaio créé par mon père en 1949 et dont les recherches en sciences politiques, économiques et sociales sont aujourd’hui mondialement reconnues. La construction du nouveau siège à Milan, un projet signé Herzog & de Meuron, est un défi, surtout en cette période de crise. Mais ce lieu où vont circuler beaucoup d’idées aura des retombées positives sur tout le groupe. En même temps, ce projet nous offre l’occasion de réfléchir à l’évolution de notre métier et de la culture dans notre pays. Cette réflexion est très importante, car un éditeur doit toujours essayer d’anticiper l’avenir.