"Ma mère, c’est fini". Une fille éparpille les cendres au-dessus de la Loire que sa mère a tant contemplée. Sur le pont, sous le vent, "pour ne pas prendre les cendres dans la gueule". La poignante déclaration que s’apprête à faire Marie-Ange Guillaume à sa mère qui vient de mourir à l’âge de 92 ans sera de cet esprit-là, frontal. Elle attrape à bras-le-corps le deuil qui la torpille avec ce ton faussement détaché des grands pudiques, l’humour de ceux qui ont du mal avec l’effusion, qui "minimisent le chagrin" même si, constate plus loin l’écrivaine, biographe de Desproges et de Goscinny, "l’humour m’a toujours sauvée en même temps qu’il m’empêchait de vivre".
Mais comment faire revivre les morts quand la mémoire "ressemble à une crise d’amnésie" ? La fille a de la chance : sa mère a laissé son récit. Il y a aussi ce journal écrit à quatre mains avec le père, les premiers temps de leur mariage. "C’est du taillé dans le vif, parfois délicat à digérer." Puis des photos, classées, légendées. Des lettres et des cartes postales conservées dont celle, envoyée de Césarée, dont Marie-Ange Guillaume n’a aucun souvenir. Une matière précieuse avec laquelle la fille rapièce le passé et réanime cette mère têtue, colérique et peu sûre d’elle, qui apprend à 21 ans qu’elle a été adoptée, cette femme qui soignait les animaux et les jardins. "Elle aimait tout ce qui est incapable de dire où il a mal, les bébés, les vieux, les chiens." Et voici le père, prof de lettres intelligent et séducteur, "tyran domestique à la petite semaine" qui finit par quitter la maison après vingt ans de mariage mais en conservera les clés durant les quarante-trois années suivantes, venant déjeuner tous les mardis chez son épouse pour la vie. L’indéchiffrable lien qui unit ce couple bancal et violent.
"C’est de toi que je tiens l’amour des petites choses heureuses", déchiffre l’écrivaine dans les mots de la mère, se revoyant fillette "qui méditait" dans la France d’après-guerre, adolescente en souffrance. Devenue une petite fille orpheline de 67 ans, elle découvre en différé, derrière des souvenirs flous d’ennui et de colère, l’amour, la complicité oubliée. Une bouleversante réconciliation. V. R.