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Cessions de droits : le retour du rêve américain

Manhattan depuis le pont de Brooklyn. - Photo STEPHANE ALLAMAN/GAMMA

Cessions de droits : le retour du rêve américain

Traditionnellement peu ouverts aux traductions d'ouvrages français et plus généralement étrangers, les Etats-Unis changent sous l'impact de plusieurs succès de librairie dont Millénium et L'élégance du hérisson. Une nouvelle génération d'éditeurs francophones et francophiles accompagne le mouvement au sein des maisons d'édition new-yorkaises.

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Par Laure Guilbault
avec Créé le 19.03.2015 à 18h05

La forteresse américaine baisse le pont-levis. Réputés pour leur isolationnisme éditorial, les Etats-Unis ont été ces dernières années ébranlés dans leurs certitudes par quelques spectaculaires succès en littérature étrangère. Avec 1,9 million d'exemplaires vendus, Millénium de Stieg Larsson a été le plus grand succès de l'année 2010 aux Etats-Unis. Les Français ne sont pas en reste. Europa a réalisé un succès hors normes avec la version américaine de L'élégance du hérisson (The Elegance of a Hedgehog) de Muriel Barbery, écoulé à plus de 800 000 exemplaires outre-Altantique. Auparavant Suite française d'Irène Némirovsky s'était vendu à 1,5 million d'exemplaires en langue anglaise dans le monde.

Le succès du Hérisson

Pour l'agent littéraire Georges Borchardt, installé à New York depuis 1947, "l'énorme succès de L'élégance du hérisson a ouvert des portes". "Les éditeurs américains s'intéressent désormais à des succès commerciaux français", confirme Lucinda Karter, la directrice de la French Publishers'Agency, l'antenne new-yorkaise du Bureau international de l'édition française (Bief). Pamela Dorman, une grande dame de l'édition, qui compte plus de vingt ans de carrière chez Viking Penguin où elle a notamment publié Le journal de Bridget Jones d'Helen Fielding, publie ainsi Katherine Pancol. "C'est l'histoire de la locomotive : le livre français qui attire d'autres livres français", s'amuse l'agente française installée à New York Hélène Brenkman.

Europa en particulier, l'éditeur (italien !) le plus dynamique sur le marché américain en matière de traductions - "Ils achètent beaucoup", confirme la directrice des droits de Gallimard, Anne-Solange Noble - profite du succès de Muriel Barbery pour faire connaître d'autres auteurs français, notamment des femmes, comme Laurence Cossé. A Novel Bookstore est un favori des libraires indépendants et un "long-seller", se réjouit Sandro Ferri, le P-DG de la maison qui compte plus de 15 auteurs français ou francophones au catalogue. Et "le succès de plus petites maisons peut avoir de l'effet sur les politiques éditoriales des plus grandes", estime Fabrice Gabriel, attaché culturel à l'ambassade de France à New York.

Les "Big Six", les grandes maisons américaines de littérature générale, se penchent désormais sérieusement sur la littérature française. Dans les mois qui viennent, Random House lancera La carte et le territoire (The Map and the Territory) de Michel Houellebecq (sortie prévue le 3 janvier) ; HarperCollins La délicatesse (Delicacy) de David Foenkinos ; et Macmillan Le conflit (The Conflict : How Modern Motherhood Undermines the Status of Women) d'Elisabeth Badinter (3 janvier) ; avant HHhH de Laurent Binet chez Farrar, Straus & Giroux au printemps 2012.

Coûts supplémentaires

Les quelques succès de librairie ne doivent toutefois pas faire illusion : la traduction ne représente toujours que 3 % de la production littéraire aux Etats-Unis alors que, en France, 34 % des romans sont des traductions, d'après nos données Livres Hebdo/Electre. "Ici, la mention "traduit de" terrifie les éditeurs, souligne Marion Duvert, responsable des droits étrangers chez Farrar, Straus & Giroux. Ils voient d'emblée les coûts supplémentaires.""Si un livre s'est vendu à 20 000 exemplaires en France, on va en vendre 5 000 aux Etats-Unis ; s'il s'est vendu à 100 000 ou même 200 000, ce n'est pas forcément suffisant pour qu'il se vende ici", lâche Anjali Singh, éditrice chez Simon & Schuster.

Fondatrice de The Other Press, Judith Gurewich renchérit : "Si un livre se vend très bien en France, ce n'est pas du tout une raison de l'acheter, surtout si c'est un livre commercial. Un best-seller en France est un livre qui montre une attirance du public français vers quelque chose qui parle de la France de manière très spécifique. C'est la qualité du livre, sa valeur littéraire, son intelligence, son originalité qui comptent aux Etats-Unis », souligne-t-elle.

Professeur de marketing éditorial à Fordham University, Albert Greco rappelle que "dans les années 1970, les ventes de traductions étaient modestes. Pantheon [une maison à tradition cosmopolite aujourd'hui dans le giron de Knopf, au sein du groupe Random House] perdait de l'argent. Dans les années 1980 et 1990, même un prix Nobel, s'il était étranger, ne vendait pas plus de 20 000 exemplaires". Aussi, souligne-t-il, "Stieg Larsson incarne un véritable tournant. Va-t-il pour autant avoir un effet sur le long terme ? Les éditeurs veulent voir des ventes entre 500 000 et 1 million d'exemplaires durant trois à quatre années d'affilée..."

Les Etats-Unis en dernier

Le fait qu'un livre ait déjà été traduit dans 30 pays lui donne cependant de solides chances de finalement trouver sa voie vers l'Amérique. "C'est pour cette raison que les Etats-Unis sont les derniers à avoir traduit Stieg Larsson", pointe un agent. Beaucoup de romans transitent d'ailleurs par l'Angleterre avant de traverser l'Atlantique. Ils sont ainsi déjà traduits et donc sans frais supplémentaires. Les ventes en Grande-Bretagne servent aussi de baromètre pour tâter la sensibilité anglo-saxonne.

Le succès de L'élégance du hérisson n'est en tout cas pas le fruit du hasard. Le "secret" d'Europa, comme certains le qualifient, repose sur sa force de vente : depuis 2007, l'éditeur a un accord de distribution avec le groupe Penguin. Il a en outre des liens privilégiés avec les libraires indépendants. Sur le marché américain, le poids des libraires reste essentiel, et notamment celui de la chaîne Barnes & Noble qui comptent plus de 700 succursales aux Etats-Unis. Assez parlé d'amour (Enough about Love) d'Hervé Le Tellier, >publié par The Other Press et sélectionné par Barnes & Noble pour son prix littéraire Discover Great New Writers, s'est vendu à 10 000 exemplaires.

"N'ayez pas peur"

Le cas du Hérisson renseigne aussi sur ce qui plaît aux Etats-Unis : l'histoire et la dimension didactique. Une parabole dans la voix d'une concierge. "Les Américains adorent ce qui ne leur donne pas un complexe d'infériorité, observe Judith Gurewich. Quand il s'agit de littérature étrangère, il faut dire : "n'ayez pas peur."" C'est avec cette approche qu'elle a pu faire un succès de l'essai How to Live, la biographie de Montaigne qu'elle a publiée. A fortiori dans l'édition d'essais, le « respect de l'ignorance de l'autre" est un prérequis.

Cela n'empêche pas les Etats-Unis d'offrir de beaux succès inattendus comme 03 de Jean-Christophe Valtat, publié par Farrar, Straus & Giroux, qui a reçu une critique dithyrambique dans la prestigieuse revue The New Yorker. "Le coup de coeur existe encore", se félicite Fabrice Gabriel.

Cette plus grande ouverture s'accompagne de l'apparition de nouveaux acteurs qui renouvellent l'"écosystème" de la traduction. Des sites comme Open Letter, Three Percent, le magazine en ligne Words Without Borders offrent plus d'opportunités aux traductions. Symptomatiquement, Amazon.com a fait également son entrée sur le marché de l'édition de littérature étrangère avec AmazonCrossing. Le groupe traduit désormais des livres qu'il vend sur son site, mais aussi dans les librairies physiques. Le roi de Kahel de l'auteur guinéen Tierno Monénembo a eu les honneurs de cette nouvelle politique en 2010. Fantasme ou réalité, les innovations technologiques des tablettes suscitent de l'espoir. "Le numérique offre des possibilités dont on n'a pas encore mesuré l'étendue avec les tablettes, notamment pour ce qui est de l'accès aux textes, les éditions bilingues, l'allégement des coûts de traduction", considère Fabrice Gabriel.

Le marché de la traduction compte pourtant avant tout sur un petit vivier d'éditeurs, restreint (une poignée) mais dynamique. Aux éditeurs francophiles bien connus tels Nan A. Talese (Doubleday), Morgan Entrekin (Grove/Atlantic) ou Terry Karten (HarperCollins) viennent s'ajouter de jeunes éditeurs entreprenants et enthousiastes, repérés depuis plusieurs années par Lucinda Karter à la French Publishers' Agency. Ils ont la quarantaine, sont curieux de ce qu'il se passe hors de leurs frontières, s'intéressent aux écrivains de leur génération.

C'est le cas par exemple de Jenna Johnson (Houghton Mifflin Harcourt), qui a publié Faïza Guène, d'Anjali Sing ou de John Siciliano (Viking/Penguin). Leur grand défi consiste à convaincre les contrôleurs de gestion qui ont succédé aux grands patrons de maison comme Alfred Knopf, souligne l'agent François Samuelson, qui a été le premier directeur du Bureau du livre français à New York. Mais là aussi, le vent tourne : des personnalités de l'édition comme Stephen Morrison, le directeur éditorial de Penguin, ou Johnathan Karp, celui de Simon & Schuster, s'intéressent désormais de près au marché de la traduction. Comme le rappelle Albert Greco, les Etats-Unis sont un grand marché, et les éditeurs sont tous à la recherche d'un succès égal à celui de J. K. Rowling.

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