Un vétéran de la guerre de Corée, Frank Money, Afro-Américain de 24 ans démobilisé depuis un an, entreprend une traversée des Etats-Unis d'ouest en est pour rentrer chez lui, dans le bled du sud cotonnier où il a passé sa jeunesse : Lotus, Géorgie. Le lieu est en réalité celui d'une enfance terrorisée, qu'il a fui en s'engageant dans l'armée et où il espérait ne plus jamais devoir remettre les pieds. Mais ce qui l'appelle là-bas est une urgence : sa soeur Cee, de quatre ans sa cadette, celle qu'il tentait de protéger de la violence du dehors, liée à son sexe et à la couleur de leur peau, autant que de l'oppression domestique - la fillette était le souffre-douleur de sa grand-mère, chez qui la famille pourchassée s'était réfugiée -, est en danger.
C'est une odyssée routière et ferroviaire dangereuse à travers un pays où règne encore une stricte ségrégation légale, où avoir l'audace ou l'inconscience de commander un simple café à un kiosque de gare réservé aux Blancs peut vous valoir un lynchage en règle... Le garçon n'a pour seule possession que sa médaille militaire.
Au début du roman, il s'échappe pieds nus de l'hôpital psychiatrique où il a été conduit pour des motifs dont il ne se souvient pas. Il vient d'être quitté par Lily auprès de qui, aidé aussi par l'alcool, il avait retrouvé un semblant de paix, et est recueilli par un révérend méthodiste. De Portland (Oregon) à Chicago et au-delà, il ne peut compter ensuite que sur des soutiens de passage et sur les adresses réunies dans le "guide de Green" qui recensait, à l'époque, les endroits où les Noirs en voyage pouvaient faire étape sans risquer d'être refoulés.
Dans un montage parallèle, le récit du destin tragique de Cee s'intercale aux escales du trajet de retour de Franck, tandis que la voix intérieure du jeune homme livre sa propre version. Le traumatisme mental de celui qui a vu, commis et refoulé trop d'horreurs, la culpabilité du survivant rentré sain et sauf quand ses deux amis d'enfance sont tombés au champ d'honneur, prennent la forme d'hallucinations harcelantes. Le seul domicile fixe de Frank, sa tête, est une maison hantée.
Ramassée dans une forme brève et dense, cette novela donne à lire en concentré toute la puissance stylistique et indirectement politique de la prose de Toni Morrison. Ici encore, la hauteur de vue, l'analyse sans manichéisme ni angélisme que le prix Nobel de littérature 1993 développe à travers sa description des rapports entre races, classes, genres (chaque catégorie n'offrant jamais chez l'auteure de l'inoubliable Beloved une grille de lecture univoque), hissent l'histoire d'un jeune Noir dans ces féroces années 1950 vers une fable sur la condition humaine. Qu'est-ce qu'être homme ? Ce "métier » que, questionné par Frank, un enfant de 11 ans, privé de l'usage d'un bras après s'être fait tirer dessus par un policier en pleine rue, affirme vouloir exercer quand il sera grand ? Comment faire sa place dans une société abusivement agressive qui vous veut asservi ou mort ? Pour chacun, c'est une route de rédemption qui est aussi géographique qu'intime, aussi socio-historique que morale. Un combat pour parvenir à doser souvenir et oubli. Pour que des hommes traités comme des chiens restent debout comme des hommes.