C'est un paquebot de béton échoué sur l'horizon. À Bagneux, la Pierre-Plate dessine depuis soixante ans les contours d'une utopie urbaine, reflet de l'optimisme des Trente Glorieuses. Si les premières années sont celles du « vivre-ensemble », « Gaulois », Antillais et Portugais cohabitant sans heurts dans ce paysage minéral, les années 1970 voient les premières fissures s'installer : « il n'y a pas d'âme dans ces cités-dortoirs, construites à la hâte et vite dégradées », qui manquent de transports en commun, de commerces et d'équipements publics. Un sentiment de stigmatisation propice à la violence : dans les années 1980, les gangs font régner leur loi, le trafic d'héroïne explose, les rixes se multiplient. L'espoir associé à la construction des grands ensembles s'évanouit.
Reporter pendant quinze ans des favelas de Rio au Triangle d'or birman, Charles Haquet souhaitait se reconnecter à ce qui lui était proche et pourtant étrangement lointain : la cité, terra incognita si souvent galvaudée. Photographe des oubliés, de la solitude et de la disparition, Jean-François Fourmond s'imposait pour donner aux noms des visages et une vie au béton. Avant que l'âme de la cité ne disparaisse. Car des cinq monolithes gris la constituant à l'origine, il ne reste aujourd'hui que Debussy, Chopin et Prokofiev, Mozart et Rossini ayant été rayés de la carte. Engagée dans de grands travaux de rénovation, la mairie de Bagneux entend mettre fin à l'enclavement des lieux. De nouvelles populations sont appelées à venir y vivre, plus aisées que « ceux qui restent ». Retraçant le destin d'un ensemble en pleine mutation, La cité silencieuse témoigne d'une histoire collective qui est aussi celle de la France, de l'après-guerre et des premières vagues d'immigration. Mais comment raconter ce lieu autrement qu'à travers le triptyque « drogue, violence, chômage » prévalant dans les médias, sur lequel plane désormais l'ombre du communautarisme ?
Une seule approche semblait légitime : se rendre à la Pierre-Plate, gagner la confiance de résidents rendus méfiants par le traumatisme du meurtre d'Ilan Halimi en janvier 2006. Petit à petit, les portes s'ouvrent sur des vies présentes et passées, sur des souvenirs amers ou joyeux. Ainsi Berete évoque un « air de vacances éternelles dans cette cour de récré géante ». « Les devoirs finis, on sonnait à tous les interphones et on se retrouvait à trente dehors. » Ainsi Rudy se souvient-il des premières soirées rap et des bagarres contre « ceux de Cachan », et craint que « sa » cité ressemble bientôt « à une plaquette de Century 21 ». Ainsi Dee Nasty, le « père du rap » en France raconte-t-il une enfance en demi-teinte. De leurs témoignages sourd pourtant un même attachement : « La Pierre, on l'a dans la peau. On l'adore ou on l'abhorre. [...] C'est le paradoxe de cette cité. On se plaint du bruit et des cloisons trop fines, des travaux et des voitures mal garées, mais on finit par l'aimer. » Un ouvrage sensible, instructif et déjouant les idées toutes faites, qui permet de comprendre pourquoi « on pleure deux fois quand on vit à la Pierre-Plate » : « le jour où l'on y arrive et celui où l'on en part. »
La cité silencieuse
JC Lattès
Tirage : 2 500 ex.
Prix : 20,90 € ; 200 p.
ISBN : 9782709667852