Joann Sfar - Photo GEORGES SEGUIN/CC BY SA 3.0

Trois mois après les attentats qui ont fait dix-sept victimes et décimé la rédaction de Charlie Hebdo, trois mois après la mobilisation sans précédent autour de la liberté d’expression, l’émotion et le recueillement ont laissé la place à la réflexion. Une onde de choc en librairie avec l’arrivée de près de 40 ouvrages dans les prochaines semaines, autant de témoignages sensibles d’écrivains et dessinateurs, d’analyses d’intellectuels, que ces événements ont fait naître.

Mathieu Lindon - Photo O. DION

Les premiers à nourrir la réflexion sur l’état de la société française, révélé par les événements de janvier, sont deux absents, morts le 7 janvier, Charb et Bernard Maris, dont les voix résonnent à nouveau dans des textes qui viennent de paraître, le premier le 16 avril aux Echappés, le second le 22 avril chez Grasset. Le directeur de publication de Charlie Hebdo avait en effet terminé le 5 janvier Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, un texte visionnaire sur le mauvais emploi du terme "islamophobie" qui porte déjà les réponses aux questions qui ont été soulevées par ces attentats. Quant à l’économiste, il avait remis le 2 janvier à son éditeur un ouvrage "plein d’optimisme", Et si on aimait la France, dans lequel il s’élève contre le très à la mode "France bashing" et lance un cri d’amour à la République.

Paumé

Caroline Fourest- Photo AMZR CC BY SA 3.0

Pour ceux qui restent, les textes sont une nécessité pour apaiser la douleur, canaliser la colère, retrouver un sens. Ils prennent le crayon car ils ne savent réagir qu’ainsi. Tout comme Luz, Joann Sfar qui "se sen[t] autant paumé que [son] pays", a couché dans des carnets, où il alterne dessins et textes, ses réflexions philosophiques et politiques mêlées à ses questionnements intimes. Delcourt les réunit le 27 mai dans Si Dieu existe. Pour l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, peu enclins à parler d’actualité, il s’agit avec Prendre dates, à paraître le 13 mai chez Verdier, de "réapprendre à poser une voix sur des choses".

Emmanuel Todd - Photo DR

Mathieu Lindon publie, lui, le 4 mai chez P.O.L, son journal Jours de "Libération" débuté le 4 novembre, pour raconter la clause de cession à Libération où il travaille depuis trente ans. C’est à ce moment-là qu’il va être percuté par l’actualité du 7 janvier. Il raconte les jours qui suivent, l’inquiétude pour Philippe Lançon, son collègue, blessé dans l’attentat, l’accueil de Charlie Hebdo dans les locaux du journal, la sécurité accrue, la solidarité de la rédaction. Très sensible aussi, l’essai de Jeannette Bougrab, Maudites (Albin Michel, 13 mai), qui présente une défense des femmes violentées au nom de l’islamisme radical, et se transforme sur les quarante dernières pages en un témoignage sur son histoire d’amour avec Charb, "lui, l’éternel adolescent d’extrême gauche, moi la mère célibataire de droite". Les proches de Charb avaient nié leur relation, juste après son décès.

Slavoj Zizek- Photo DIDIER PRUVOT/FLAMMARION

Le choc de ces attentats a fait naître un besoin de comprendre le monde et son évolution. D’ailleurs, de nombreux éditeurs de sciences humaines témoignent de volumes de ventes inédits depuis janvier pour des essais assez pointus de philosophie ou d’histoire des religions. Abdennour Bidar, penseur reconnu d’un islam pacifique, a été l’un des premiers à réagir à ces événements avec Plaidoyer pour la fraternité le 18 février chez Albin Michel, tandis que les Liens qui libèrent ont publié sa Lettre ouverte au monde musulman le 1er avril.

Matière à réflexion

Les intellectuels essaient de transformer ce chaos en matière à réflexion à l’instar de Penser le 11 janvier (L’Aube, 6 mai) dans lequel Nicolas Truong, responsable des pages Idées du Monde, réunit les textes de 14 auteurs dont Alain Badiou, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon et Alain Touraine. Un mois auparavant, Edgar Morin avait signé avec Patrick Singaïny Avant, pendant, après le 11 janvier (L’Aube).

La défense de la liberté d’expression, motrice des millions de marcheurs du 11 janvier, se trouve au cœur de la réflexion de Caroline Fourest qui publie Eloge du blasphème le 29 avril chez Grasset. L’essayiste, qui a travaillé six ans à Charlie Hebdo, a vécu de l’intérieur l’affaire des caricatures en 2006 et clarifie la ligne de fracture entre droit au blasphème et incitation à la haine. Une notion qu’aborde l’artiste Mounir Fatmi avec Ariel Kyrou dans Ceci n’est pas un blasphème, le 6 mai aux éditions Dernière marge.

Dans Qui est Charlie ? (Seuil, 7 mai), l’historien Emmanuel Todd identifie les voies possibles d’un retour à la véritable République, tandis que le philosophe slovène Slavoj Zizek a écrit un essai à chaud, Quelques réflexions blasphématoires : islam et modernité, traduit le 6 mai chez Jacqueline Chambon.

Enfin, la question de l’éducation, au cœur des débats, se retrouve dans "Ce jour-là, j’ai commencé à détester les terroristes" de Cypora Petitjean-Cerf (Stock, 29 avril) et dans Je ne capitule pas de Marie-Sandrine Lamoureux, à paraître chez Don Quichotte à la rentrée. Car l’onde de choc n’a pas fini de se propager.

A.-L. W.

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