La belle histoire de Matin brun date de quinze ans, mais elle trouve une résonance particulière dans l’actualité électorale de ce printemps 2017. C’est en effet la qualification inattendue de Jean-Marie Le Pen pour le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002 qui a propulsé les ventes de cet apologue de onze pages paru quatre ans plus tôt et racontant comment la "peste brune" envahit sournoisement les esprits. Pour les seuls mois de mai et juin 2002, l’ouvrage s’est vendu à 200 000 exemplaires. Début 2003, le cap des 500 000 était franchi et les ventes, aujourd’hui, approchent des deux millions d’exemplaires. Best-seller de circonstance, Matin brun s’est mué en long-seller. Il continue de s’écouler à 60 000 exemplaires par an, offrant à Cheyne éditeur une rente de situation comme peu de petites maisons peuvent s’en prévaloir.
Imprimé maison
L’entreprise fêtera l’an prochain ses 40 ans. Elle a été fondée en 1978, au Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, par Jean-François Manier, sur un créneau d’ordinaire hermétique aux succès de librairie : la poésie. La prose, cependant, n’est pas absente du catalogue, avec la collection "Grands fonds", "des textes littéraires inclassables", résume Jean-François Manier. Avant 2002, Cheyne avait connu sa meilleure vente avec La nuit respire de Jean-Pierre Siméon : 8 000 exemplaires écoulés, en plusieurs tirages, depuis 1987. Précision importante, pour la suite de l’histoire, Cheyne se diffuse et se distribue lui-même. Les livres sont en outre imprimés maison, avec un soin maniaque, sur du vieux matériel typographique datant des années 1960.
Par ailleurs professeur (il a enseigné l’édition à Clermont-Ferrand et aujourd’hui à Montpellier), Jean-François Manier est aussi un citoyen engagé. "Les années 1990 étaient déjà marquées par la montée du Front national et, avec mon épouse, nous nous demandions comment réagir et si nous devions nous engager en politique", explique-t-il. A l’époque, il est adjoint au maire, chargé de la culture, du Chambon-sur-Lignon, 2 500 habitants, commune de gauche, porte des Cévennes protestantes.
Un jour du printemps 1998, c’est dans son costume d’adjoint au maire qu’il reçoit l’écrivain Franck Pavloff. Né en 1940, celui-ci a débuté sa carrière littéraire en 1993, dans la "Série noire" de Gallimard. Il a ensuite publié plusieurs livres chez Baleine. C’est surtout un ancien élève du fameux collège Cévenol, aujourd’hui disparu, du Chambon-sur-Lignon. "Le collège l’avait invité pour une conférence. Nous avons passé la soirée ensemble et je lui ai fait part de mon désarroi politique. Il m’a alors parlé d’un petit texte qu’il avait donné à Actes Sud. Il était paru dans un ouvrage collectif et, perdu au milieu de textes plus théoriques, il était passé inaperçu. Le lendemain, avant de repartir, il est repassé chez moi pour me l’offrir. J’ai tout de suite eu envie de le rééditer en solo."
La première idée de Jean-François Manier est de faire un gratuit. "Mais, précise-t-il, j’ai vite réalisé que ce serait difficile à diffuser au-delà de nos copains." Il démarche alors des éditeurs jeunesse, dans l’espoir de décrocher une coédition. Sans succès. Cependant, Sorcières, le groupement des librairies jeunesse, accepte de lui donner un coup de pouce avec une précommande de 5 000 exemplaires : "J’ai rajouté 5 000 exemplaires de ma poche et, avec un tirage à 10 000, on arrivait à un prix très bas. L’équivalent d’un euro." De son côté, Franck Pavloff a renoncé à ses droits. "Il m’a dit : "On en reparlera à 300 000 exemplaires." La bonne blague ! Nous avons bien ri et j’ai édité son texte sans même lui avoir fait de contrat. Juste la parole donnée !"
Matin brun paraît en décembre 1998. Le premier tirage est écoulé en à peine plus d’un an. Jean-François Manier procède à un retirage de 12 000 exemplaires au début de l’année 2000 : "Le livre était soutenu par des syndicats d’enseignants, par des associations et il avait bénéficié d’un bel article dans Télérama. Il marchait son bonhomme de chemin." Arrive le 21 avril 2002. Jean-Marie Le Pen se qualifie pour le 2e tour de la présidentielle. "Le matin du 22 avril, je me suis réveillé, comme beaucoup, avec la gueule de bois. Mais parce que je voulais faire quelque chose, j’ai renvoyé, le jour même, une dizaine de services de presse. Dont un à Vincent Josse, qui faisait alors une chronique matinale sur France Inter." Vincent Josse s’enthousiasme pour l’ouvrage. Il en parle le 2 mai. "Sa chronique était diffusée à 7 h 30 ; les premiers fax de commande sont arrivés à 8 heures."
Eviter les ruptures
Les ventes décollent à la verticale. Plus question d’imprimer à domicile : "Nous avons sous-traité à un imprimeur du département, qui s’est démené pour nous éviter les ruptures." Mais la diffusion et la distribution restent au Chambon-sur-Lignon. "Nous avions un réseau de 300 libraires, qui nous suivaient fidèlement, plus quelques comptes ouverts dans d’autres librairies. Du jour au lendemain, nous avons dû ouvrir des milliers de comptes pour servir aussi bien les Maisons de la presse que les hypers." Du personnel est recruté en urgence pour traiter les envois. Le facteur passe deux fois par jour : "Sa camionnette était trop petite, une tournée ne suffisait pas." Les ventes se calment durant l’été mais repartent à l’automne. A la fin de l’année, cependant, le comptable tire la sonnette d’alarme : ""C’est bien, toutes ces ventes, nous a-t-il dit, mais il est où l’argent ?" Dans l’affolement, nous ne nous étions pas souciés du règlement. Il a fallu relancer tous ces milliers de nouveaux comptes. Heureusement, tout le monde a fini par payer." De même, Jean-François Manier a fini par signer un contrat en bonne et due forme à son auteur prodigue, et à lui verser des droits rétroactifs. Mais la maison a su se préserver des "dangers du succès" : "Par chance, le succès est arrivé tard, au bout de vingt ans, il nous a d’autant moins tourné la tête que les libraires qui nous suivaient avec affection depuis le début nous ont mis en garde. Je me souviens notamment d’un coup de fil de Christian Thorel me disant : "Jean-François, n’oublie pas qu’on t’attend ailleurs." J’ai compris qu’il ne fallait rien changer. Simplement, nous avons continué avec une aisance de trésorerie que nous n’avions jamais connue."