6 mars > BD France

Les Rwandais ont nommé "fantaisie des dieux" le magnifique site de Kibuye, sur les rives du lac Kivu. Vingt ans après le génocide de 1994, la formule qui donne son titre à la première bande dessinée publiée par Les Arènes traduit l’impossibilité d’expliquer l’inconcevable. En seulement trois mois, du 6 avril au 4 juillet, les Hutus ont décimé 800 000 Tutsis avec lesquels ils cohabitaient.

A défaut d’expliquer ce massacre qui marque à jamais le XXe siècle avec les génocides arménien et juif, le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry en démonte les mécanismes en bande dessinée grâce à l’élégant travail graphique d’Hippolyte. L’album complète ses multiples articles, son livre (L’inavouable : la France au Rwanda, Les Arènes, 2004 ; revu et augmenté en 2009) et le travail de la revue XXI dont il est le directeur éditorial. Le journaliste fait revivre ses incursions au Rwanda pour le compte du Figaro, à la mi-mai 1994, accompagné de trois confrères avec lesquels il a loué un pick-up à l’enseigne ironique des "Nouvelles boucheries rwandaises", puis fin juin, au début de l’opération Turquoise déclenchée par la France. Les réminiscences de cette époque sont confrontées aux témoignages recueillis lors d’une nouvelle visite au Rwanda l’an dernier, avec Hippolyte. Certains choix de l’album se discutent (l’intégration de photos, plus pauvres que les puissantes aquarelles d’Hippolyte ; les intermèdes oniriques dans un entre-deux aquatique…), mais une violence stupéfiante se dégage de pages qui figurent sans fioritures la relation d’actes monstrueux aux détours d’un paysage d’une sérénité oppressante.

Des fantômes apeurés et dépenaillés surgissent fugitivement dans la lueur des phares ; un instituteur assume d’avoir tué ses propres élèves parce que, selon un policier, "les enfants des complices sont des complices" ; on ne peut plus manger le poisson du lac car "nous avons tué tous les pêcheurs". Et Patrick de Saint-Exupéry de rappeler que "les tués ne parlent pas […]. La marque du génocide, ce n’est pas la furie, c’est le silence."

Fabrice Piault

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