C’était un audacieux pari littéraire auquel Damien Luce s’est risqué : reconstituer le journal que Claude-Emma Debussy, surnommée Chouchou, la fille du musicien, est censée avoir tenu du 25 mars 1918, jour de la mort de son père, à 56 ans, au 14 juillet 1919, date à laquelle elle se sait elle-même condamnée. Elle est morte le 16 juillet, à 13 ans, de la diphtérie. Il fallait, pour que l’entreprise réussisse, reconstituer toute une époque, la fin de la guerre de 14-18 et les débuts de "l’après", et un petit univers bien particulier : celui du compositeur illustre et fantasque. Mais aussi se glisser dans la tête et la peau d’une adolescente, imaginer son ressenti, son évolution, la faire parler (ou plutôt écrire) de façon plausible. Sous tous ces angles, la réussite de Damien Luce est totale. Lui-même pianiste et compositeur, romancier, auteur de théâtre et comédien, Damien Luce, avec une formidable empathie, ne naît pas Chouchou, il le devient.
Toute la première partie de son journal, Chouchou la consacre au malheur qui vient de les frapper, sa mère et elle. Une mère austère, avec qui elle va devoir vivre en tête-à-tête. Elle a une demi-sœur et une demi-frère aînés, Raoul, compositeur lui-même, mais ils n’habitent pas à la maison. Après la mort, racontée de façon "naturaliste", vient le deuil, juste rompu par la musique : la petite fille, en guise de souvenir de son père défunt et d’hommage à son génie, entreprend de jouer ses œuvres au piano. Elle s’invente des histoires rien qu’à elle dont Xantho, son chien (mort lui aussi), est toujours le héros. Elle découvre le cinéma, Max Linder (que Debussy adorait) et Chaplin, et se rêve "navigatrice, poète, cinéaste, compositeur".
Mais, surtout, elle grandit, et se transforme. Devenue femme, en avance sur ses condisciples du lycée Molière, elle tombe folle amoureuse de Marius, le garçon roux connu sur la plage de Saint-Jean-de-Luz, où il lui laissait détruire ses châteaux de sable. Passionné par la mer, il s’imagine bourlingueur, explorateur. Ils se sont écrit. Et revus à Paris, pour le Noël 1918. Ils ont même passé une nuit ensemble, dans la rue Copernic, échangé un baiser. La jeune fille ne vit plus que pour les vacances de juillet, retrouver Marius à la mer. Et s’enfuir avec lui, pour toujours. Mais le destin en a décidé autrement.
Le lecteur ne peut qu’être touché par cette créature oubliée, ramenée à la vie par la magie de la littérature grâce à Damien Luce, poète funambule dont le livre sonne juste et beau.
J.-C. P.
