Deux livres collectifs marqueront le 50e anniversaire de la Foire internationale du livre de jeunesse de Bologne, qui aura lieu du 25 au 28 mars. Sous le titre People, le premier propose des photos des professionnels et des visiteurs qui en ont fait l’histoire et les grands moments. Le second, Bologne, 50 ans de livres pour enfants du monde entier, constitue une somme sur le secteur depuis un demi-siècle. « La Foire, les livres, la ville », la première partie, retrace la création de la manifestation et son implantation dans la capitale de l’Emilie-Romagne avec, entre autres choses, des textes d’Antonio Faeti, professeur à l’université de Bologne et grand spécialiste de la littérature enfantine ; de Carla Poesio, directrice artistique de la foire, qui en raconte les débuts ; et de Valeria Patregnani, qui revient sur la création des célèbres prix BolognaRagazzi.
La seconde partie dresse un panorama mondial de l’édition pour la jeunesse. Elle rassemble des contributions sur la littérature de jeunesse américaine signées des spécialistes Sandra Beckett, Jerry Griswold et Leonard Marcus, sur les littératures de jeunesse espagnole, sud-américaine, anglaise, allemande, française, scandinave, coréenne, japonaise, africaine, iranienne, israélienne, etc. On y lira notamment des articles sur « L’album illustré en Fance depuis les années 1960 : un scénario kaléidoscopique » par Sophie Van der Linden ; « La spécificité de l’album français » par Christine Plu ; et « 50 ans de littérature pour enfants dans l’Afrique francophone » de Viviana Quiñones. Enfin, la troisième partie propose des souvenirs et des témoignages sur la foire, recueillis auprès de ses participants. Parmi eux, ceux des éditeurs français Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse, Thierry Magnier, directeur de la maison du même nom, Christine Morault, codirectrice de MeMo, Hedwige Pasquet, directrice générale de Gallimard Jeunesse, Alain Serres, directeur de Rue du monde ; des illustrateurs et graphistes Marion Bataille, Etienne Delessert et François Place ; de la directrice artistique Charlotte Moundlic ainsi que d’Elisabeth Lortic (Les Trois Ourses). Cette dernière fréquente depuis plus de quarante ans la manifestation où elle est d’abord venue comme bibliothécaire à Aubervilliers puis à La Joie par les livres, et ensuite comme éditrice pour Les Trois Ourses. Interview. < V. H.
Livres Hebdo - A quand remonte votre première visite à la Foire du livre de Bologne ?
Elisabeth Lortic - Je suis venue à Bologne la première fois en 1972, alors que j’étais bibliothécaire à Aubervilliers, et j’y suis retournée quasiment chaque année depuis. J’y allais pour voir la production étrangère et la rapporter en France dans les bibliothèques publiques. Quand je suis entrée à La Joie par les livres, j’ai demandé que le voyage à Bologne pour la foire figure dans mon contrat. C’était tout aussi important pour mon activité de critique et de formatrice à La Joie par les livres.
Vos souvenirs accompagnent près de 40 ans d’histoire de la Foire…
A l’époque, on découvrait le monde de l’édition, il y avait moins de traductions et de ventes de droits, et des pays dont on ignorait totalement la production. J’y ai fait la connaissance de Janosch, qui m’a donné tous ses livres en allemand (ils n’étaient pas disponibles à l’époque en français), que j’ai rapportés à la bibliothèque d’Aubervilliers. En 1980, le plus grand choc fut la rencontre avec Bruno Munari, la découverte des Prélivres et le début de l’histoire des Trois Ourses. Elle a été suivie par toute une série d’événements, sa présence à l’inauguration de la médiathèque jeunesse de la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette, montée par Annie Mirabel, et l’amitié avec ses galeristes Bruno Danese et Jacqueline Vodoz rencontrés à Milan lors de la rétrospective Munari en 1984…
Les années 1973-1980 ont aussi été marquées par la présence des Japonais, l’auteur Mitsumasa Anno (qui a été publié ensuite à L’Ecole des loisirs) et les éditeurs Fukuinkan Shoten et Kaisei-sha, pour moi qui n’avais jamais vu un livre pour enfants japonais.
En 1983, on a fait la connaissance des « Giannino Stoppani », Grazia Gotti, Tiziana Roversi, Gianpaola Tartarini et Silvana Sola, puis celle de la bibliothécaire Antonella Agnioli, avec laquelle on avait des discussions sans fin sur la lecture publique, de Maurice Sendak qui refusait pourtant de prendre l’avion, de Paola Vassal qui a créé le Café des illustrateurs… Je me souviens aussi de l’hommage à Arnold Lobel en 1988 où on avait amené l’habitacle de Munari sur notre stand.
Pour vous, qu’est-ce qui symbolise la Foire du livre pour la jeunesse de Bologne ?
C’est le mur des illustrateurs. Quand on arrive à la foire le premier jour, il n’y a qu’un petit rectangle blanc, quand on repart, il y en a dans tous les sens. C’est magnifique : il concrétise toute l’énergie que l’on retrouve sur la Foire. Mais la manifestation est aussi incarnée par des femmes, Elena Pasoli, Roberta Chinni et… la traductrice Stephanie Johnson.
Puis vous y êtes allée en tant qu’éditrice…
En 2000, Les Trois Ourses, qui avait déjà sorti des catalogues, a publié son premier livre, On dirait qu’il neige, de Remy Charlip. 2000, c’est aussi l’année où les éditions Corraini ont demandé à quatre auteurs (Katsumi Komagata, Paul Cox, Steven Guarnaccia, Gianluigi Toccafondo) un hommage « in quatro battute » à Bruno Munari. En 2008, on a créé un petit groupe, Small World, avec l’Indienne Gita Wolf, des éditions Tara Books, la Mexicaine Peggy Espinosa, des éditions Petra, et le Japonais Katsumi Komagata : on essaie de se soutenir en prenant un stand commun, en montant des projets…
Quel est votre souvenir le plus émouvant ?
En 2008, Les Trois Ourses ont fêté leurs 20 ans en organisant une manifestation que Geneviève Chatouillot avait intitulée « Anatomie du livre d’artiste », dans le théatre anatomique de la bibliothèque de l’Archiginnasio, au cours de laquelle furent présentés le Libro letto de Bruno Munari, le Op-up de Marion Bataille et Larmes de Louise-Marie Cumont, conçu à partir de tissus militaires. Ce fut extraordinaire, devant un public très nombreux.
Un autre grand moment, quand Mario Bellei donnait rendez-vous dans son studio d’architecte pour présenter Cent mille petits points, un livre qu’on doit toucher pour voir… : pour moi, c’est ça Bologne ! Je me souviens aussi de l’arrivée tonitruante en 2001 de Tana Hoban avec sa chevelure resplendissante et ses baskets roses.
La Foire a-t-elle changé ?
Ce qui a changé, c’est l’uniformisation, la généralisation ; c’est moins vibrant, il y a moins de surprises, mais il y a toujours des moments de grâce, comme la découverte de Cent mille petits points, ou l’exposition consacrée au pays invité. Je me souviens aussi des stands japonais, iraniens, des éditions Alif en Tunisie, entre autres. Aujourd’hui on regarde les pays de l’Est d’une manière différente et on redécouvre la Russie (Odile Belkeddar traduit, pour notre collection chez MeMo, Deux carrés, un livre constructiviste d’El Lissitzky). Je me demande quand on verra la Chine, car je suis sûre que des choses souterraines vont émerger. J’aurais aimé que Robert Altman tourne un film sur la Foire comme il l’a fait pour la mode, et montre tous ces adultes qui s’amusent et retombent en enfance…? <
Propos recueillis par Claude Combet pour le livre Bologne, 50 ans de livres pour enfants du monde entier, édité par la Foire de Bologne, mars 2013.