Il parle vite, mais avec précision. Ses idées se bousculent un peu comme dans ce monde numérique dont il est devenu un observateur avisé. Lors d’un débat au Cube, le Centre de création numérique à Issy-les-Moulineaux, en avril dernier, on l’a comparé à un mousquetaire. La chevelure indisciplinée, prêt à en découdre, toujours avec élégance. Un d’Artagnan du Web, un peu poète, un peu rebelle, jamais dupe, Eric Sadin semble s’amuser de cette image.

Tout a commencé par ce qu’il appelle une « révélation mystique » à la fin des années 1990 - il est né en 1967 - sur cet univers virtuel qui advenait. Un doctorat de philosophie avec une thèse sur le thème « écriture et technique » le conduit vers la littérature et la création d’une revue intitulée Ec/artS.

Le choc, il l’a ressenti physiquement lors de son séjour en 2002 à la villa Kujoyama, à Kyoto, un institut culturel fondé sur le modèle la villa Médicis à Rome. La société japonaise lui apparaît comme le laboratoire de ce nouveau monde. « J’ai constaté l’hétérogénéité des écrans. Il y en avait partout. On lisait et on écrivait en marchant ! » De ce chambardement, il tire un recueil de textes poétiques (Tokyo, P.O.L, 2005) puis un gros livre (Times of the signs, Birkhaüser, 2007) dans lequel il explore ces réseaux de télécommunications qui transforment l’espace urbain. « J’ai vécu cette accélération avec une réelle frénésie. »

« Une part maudite ».

Mais, très vite, ce fan de L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et de Jacques Ellul, l’obstiné penseur qui nous avait mis en garde dès les années 1960 contre la dépendance technologique, veut comprendre les bouleversements provoqués par cette numérisation globale. « Je me suis dit qu’il devait y avoir une part maudite derrière tout cela : le traçage des individus, la vidéosurveillance, les bases de données gigantesques, la financiarisation de l’économie gérée par des ordinateurs, etc. » Dans Surveillance globale (Climats, 2009), il a enquêté sur ces formes de contrôle qui font que l’on est désormais, avec ou sans notre accord, pisté à tout moment. « Les Américains ont justifié cette vigilance par le fait que si le danger peut venir de partout, il faut surveiller partout ! » Dans La société de l’anticipation (Inculte, 2011), il expliquait comment cette technologie cherchait à anticiper nos désirs, à prévoir nos attentes et nos actes, comme dans Minority report, la nouvelle de Philip K. Dick adaptée par Steven Spielberg. « On considère que plus les machines sont puissantes, plus elles sont susceptibles d’être à notre service. On finit par leur demander d’interpréter nos désirs. »

Avec L’humanité augmentée, il boucle sa trilogie exploratoire des mutations décisives de notre temps. « Le titre fait référence à une expression d’Eric Schmidt. L’ancien P-DG de Google disait : “Ce que nous essayons de faire, c’est de construire une humanité augmentée, nous construisons des machines pour aider les individus à mieux faire les choses qu’ils n’arrivent pas à bien faire eux-mêmes.? J’ai voulu y voir de plus près et examiner ce qu’il y avait derrière ce concept. »

Eric Sadin n’est pas un mutin du Web, mais un citoyen. Il veut en saisir les effets sur notre vie quotidienne. « Ce n’est pas de la science-fiction. Tout ce que j’évoque existe déjà ou se conçoit dans les centres de recherches. Aujourd’hui, nous déléguons l’économie et une partie de notre existence aux algorithmes. » Une trop grande partie, à son goût. « Même dans la thérapeutique, nous sommes passés d’une médecine curative à une médecine prédictive. A terme, on voudrait abolir le hasard. »

Face à cette numérisation des existences, Eric Sadin reprend la boîte à outils conceptuels de Michel Foucault dans Surveiller et punir pour entrer dans le cœur du mécanisme. De cet examen, il retire un mélange d’adhésion pour la connaissance apportée et d’inquiétude sourde à l’endroit d’une vie de moins en moins privée. « La vie privée est une exigence, un principe fondamental de la démocratie. Il doit rester des endroits où l’on n’entre pas. Or, le numérique s’insinue partout. »

Le risque de la manipulation doit donc être pris en compte. « La technique ne s’arrêtera pas. Mais nous ne devons pas pour autant dire amen à toutes les innovations. C’est à nous de poser des bornes éthiques. Je suis fasciné par la vitesse des transformations historiques. “Fasciné? ne veut pas dire “enthousiaste? ! Je trouve cela excitant, troublant, mais cela appelle des analyses, des critiques et de la vigilance. »Laurent Lemire

L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, Eric Sadin, L’Echappée, 190 p., 10 euros. ISBN : 978-2-915830-75-0. En librairie le 16 mai.

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