J’ignorais que Cocteau avait pu se lancer dans un tour du monde. Me l’eût-on affirmé que j’en aurais ri, tant je l’imaginais peu dans ce rôle. Tout le monde peut se tromper, moi aussi : Tour du monde en 80 jours (L’Imaginaire, n° 574) est un voyage qui réédite l’itinéraire de Phileas Fogg et Passepartout. Mon premier voyage , titre original de ce livre publié en 1936, l’année même où s’accomplit ce tour du monde (du 28 mars au 17 juin) me donne à penser que Cocteau, à cette exception près, n’avait rien d’un globe-trotter. Je n’ai pas envie de vérifier dans une biographie, de peur du ridicule… Qu’est-ce qui lui a pris de se lancer dans cette aventure ? Il avait été malade et se voyait bien flâner pendant 80 jours. Sinon que, à moins de prendre l’avion, ce qu’il s’était interdit, la réalisation du projet restait un défi. Par railways et paquebots, le temps était compté : « Le moindre retard d’un bateau, la moindre anicroche, la moindre faute de calcul, et c’en serait fait de notre réussite. » Pas de flânerie, donc, et l’obligation de tout voir sans s’arrêter de bouger. Cocteau ne voit pas que des inconvénients à « ce premier coup d’œil infaillible que l’observateur regrette ensuite, mais auquel il n’est pas rare qu’il se reporte à la longue. » La course contre le temps prend le dessus sur les descriptions : « Ce voyage n’est pas dédié aux décors mais au temps. À des héros d’une entreprise abstraite qui met en œuvre l’heure, la distance, les longitudes, les méridiens, la géographie, la géométrie, etc. » Il s’agit pourtant d’une abstraction toute relative. Cocteau s’entend-il dire qu’il vaut mieux éviter tel ou tel quartier mal famé qu’il s’y précipite. Il aime « le fumier des villes » , l’humanité dans ses défauts à côté d’une organisation parfaite qui gommerait toutes les aspérités humaines. Il fuit les représentants officiels de la France, de peur d’être embarqué dans des réceptions tout aussi officielles qui l’empêcheraient de sentir vraiment le pays où il se trouve pour quelques heures ou quelques jours. Un temps, son parcours recoupe celui de Charlie Chaplin. Les deux hommes se parlent, aussi effrayés l’un que l’autre semble-t-il, sympathisent. Leur rencontre, qui dure dans le temps et se prolonge dans l’espace, est une sorte de parenthèse au cœur d’un voyage qui se poursuit. L’avantage des paquebots sur les avions, puisque les traversées sont longues et qu’il n’y a rien à y faire, rien d’autre à voir qu’une mer souvent monotone. Le poète, chez Cocteau, n’est jamais loin. Ses notes en gardent la trace, même dans ces conditions. Et c’est très bien ainsi.