De huit livres reliés par une chaîne. On n'est pas très sûr au début mais c'est bien ça, l'Allemagne, les années soixante-dix, ce réalisateur à l'énergie unique. Je suis dans le métro, je n'en suis qu'au milieu du livre, il fait de nouveau chaud en cette fin juillet, Fassbinder me suit depuis que j'ai quitté le travail, la terrasse, soudain j'ai chaud et je frissonne, j'ai la chair de poule en lisant un passage. Je m'arrête. Comme des chiens. Une pause dans un film, dans ses monstrueux films, kilomètres de pellicules lâchés qui m'atteignent encore comme les tentacules d'une créature surhumaine, le costaud courtaud intenable. Je ne le lâche pas, il ne me lâche pas. Et c'est ça, un film, un livre, l'amour du plus fort, ça ne vous laisse pas tranquille, ça vous réveille. Je repense alors à ces couples qui s'aiment et se détruisent comme des animaux se battent ; un autre créateur, inventé celui-là, peintre, qui a pour presque unique sujet sa femme. Elle découvre qu'il lit son journal intime, et par ruse va se mettre à en écrire un fictif. Il est rongé par une violence sourde, elle n'en peut plus mais ne part pas, pas pour les enfants, pas pour quelqu'un d'autre, parce que de toute façon elle est dévorée, vidée, elle ne peut que rester, et peut-être qu'elle l'aime autant qu'elle le déteste. Aucune explication ne sera donnée, les carnets du journal nous sont livrés, racontés, les enfants parlent aussi, sur le toit, près d'un lac, en plein hiver, le chat, les origines indiennes, les affrontements, la paix, Le jeu des ombres , le sexe et son absence, les tableaux qui font penser à Lucian Freud et Francis Bacon. Puisque ça devient une légende. Puisque quelque chose reste. Et avant ça encore le "Oh... " que j'ai émis moi-même en lisant cette autre histoire d'une femme seule un mois de décembre. Il y a bien quelques moments où l'on entend du piano, elle lit ; il semblerait qu'elle soit tombée chez elle, à moins qu'elle se soit faite agresser... Personne n'est agréable, gentil, enfin si un peu, il y a la neige, le froid, la jalousie, le sexe, la violence, le chaud, ce qui est enterré revient. Qu'est-ce que ça pourrait être ? Toute l'incertitude d'un désir trouble, d'un amour, d'une vie mêlée de mort... Presque un film de Fassbinder. En regard un autre, court, nous mettra d'une traite une claque violente : Une semaine de vacances de Christine Angot Puis on repart en Allemagne, explorer ce que les trois dernières guerres contre ce pays ont fait au corps français et allemands d'aujourd'hui, méditer avec la littérature et la peinture : Les oeuvres de Miséricorde de Mathieu Riboulet. Une scène de début commune avec icelui, le samedi 1er août 1914, jour de la mobilisation française pour la Première guerre mondiale, le tocsin, et au bout de quatre années l'interminable conflit reste fort, court et tranchant - un invalide survivra : 14 de Jean Echenoz. Puis pendant que des soldats se battent encore vingt-six ans plus tard, le récit d'une épidémie de poliomyélite pendant l'été 1944 aux Etats-Unis, et être pris par cette  vie admirablement inventée, construite d'une vie (qui rappelle Un homme et Indignation ) qui suscite tout un questionnement sur l'histoire, l'honneur, le corps, la responsabilité que l'on porte ou la culpabilité que l'on s'inflige, avec un retour à l'homme chasseur, l'homme chassé : Nemesis de Philip Roth. Enfin, traverser deux siècles, la Suisse, la France, l'Indochine coloniale qui deviendra le Vietnam, passer quatre-vingts ans avec Alexandre Yersin, pasteurien, découvreur du bacille de la peste, restitués comme une Vie où s'entremêlent l'histoire, la biologie, la botanique, la mer et la littérature, comme un flot obsessionnel d'aventures, de voyages et d'idées neuves. Une élévation, une histoire de fils spirituels. Apprendre, souffrir, vaincre. Comment se fait-il que tous ces livres forment une chaîne ? Est-ce seulement du fait de mon oeil de lecteur tissant des correspondances ? Je ne crois pas. ____________ Fassbinder la mort en fanfare , Alban Lefranc, Ed. Rivages Le jeu des ombres (Shadow tag) , Louise Erdrich, Ed. Albin Michel "Oh..." , Philippe Djian, Ed. Gallimard Une semaine de vacances , Christine Angot, Ed. Flammarion Les oeuvres de Miséricorde , Mathieu Riboulet, Ed.Verdier 14 , Jean Echenoz, Ed. de Minuit Nemesis , Philip Roth, Ed. Gallimard Peste et choléra , Patrick Deville, Ed. du Seuil

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