Les téléphones avaient commencé à chauffer avant même les élections régionales de décembre 2015. Dès l’annonce de la réforme territoriale, certaines structures assurant le développement des politiques publiques du livre s’étaient rapprochées pour anticiper leur évolution et discuter de projets communs. Un an et demi plus tard et à quelques mois de la fusion des centres régionaux du livre, il s’agit de déterminer les missions prioritaires, de réorganiser les équipes et de choisir la nouvelle direction. Des mutations qui interviennent alors que la question du financement de ces nouvelles structures reste entière, dans un contexte plutôt fébrile où les budgets et subventions des institutions sont revus à la baisse depuis plusieurs années. Surtout que suite aux dernières élections, beaucoup de régions ont changé de couleur, passant à droite, ce qui entraîne un changement d’interlocuteurs et de politiques culturelles.
Dans la nouvelle région Auvergne-Rhône-Alpes, la première alerte s’est produite fin 2016 avec une baisse de plusieurs centaines de milliers d’euros de subventions des agences culturelles et la disparition du Transfo et de ses onze salariés en Auvergne. Son ancien directeur général confiait avoir pourtant commencé à travailler sur un projet de rapprochement avec d’autres structures de la nouvelle région. Depuis, c’est l’attente dans cette région qui compte désormais douze départements dont la métropole lyonnaise. Un nouveau service de la région dédié aux industries culturelles a été constitué mais le périmètre d’action de l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (Arald) reste flou. La région assure que son budget d’intervention ne diminuera pas dans sa globalité mais n’a pas encore tranché sur une éventuelle fusion avec la Nacre, l’agence du spectacle vivant. En février 2017, l’Ile-de-France empruntait le même chemin avec la fermeture du Motif, l’Observatoire du livre et de l’écrit, et une reprise en interne par la région de ses missions, annoncées par la présidente du conseil régional, Valérie Pécresse.
A l’exception des centres régionaux du livre (CRL) du nouveau Centre-Val de Loire et de la Bretagne qui sont des établissements publics de coopération culturelle, les CRL sont des associations financées essentiellement et avec des pourcentages variés par la Région et le ministère de la Culture. Pour autant, selon un rapport conjoint d’inspecteurs généraux des affaires culturelles et des finances rendu en février dernier, les conseils régionaux assurent jusqu’à maintenant un peu moins de deux tiers des subventions reçues par ces structures. L’Etat, au travers de ses directions régionales des affaires culturelles, contribue pour un peu moins d’un tiers de leur budget.
Divers scénarios
Ailleurs, les fusions se sont accélérées, parfois à marche forcée, et les services régionaux dédiés aux affaires culturelles sont en pleine réorganisation. "La fusion des agences se fait dans un calendrier serré même s’il est entendu que les deux premières années seront des années de transition et de mise en route", avance Chloé Fraisse-Bonnaud, déléguée générale de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (FILL).
Les régions ne sont pas toutes au même stade. En Nouvelle-Aquitaine, une association va regrouper le livre et le cinéma, à l’image de l’ECLA, une structure déjà existante en Aquitaine. Six groupes de concertation ont été constitués au sujet des auteurs, libraires, éditeurs et bibliothèques mais aussi pour les manifestations littéraires et les programmes d’éducation culturelle et artistique. En Normandie, la solution a été plus tardive. Initialement, la nouvelle région pensait mettre en place une agence du livre à Caen et une chargée du cinéma à Rouen. "Il y a eu de l’incompréhension. On va avoir des établissements secondaires dans les deux villes pour des questions de mobilité et d’accessibilité, mais on ne veut pas avoir de fonctions miroir sur les deux sites", indique Emmanuelle Dormoy, vice-présidente de la région chargée de la Culture et du Patrimoine.
Dans le Grand Est, rare région à ne pas disposer d’un centre régional du livre, les trois acteurs censés fusionner représentent chacun un pan de la filière du livre : l’agence de coopération des bibliothèques Interbibly en Champagne-Ardenne, la Confédération de l’illustration et du livre (CIL) en Alsace et l’association des Libraires indépendants de Lorraine (LIL). Ils ont déjà créé un collectif interprofessionnel, le CIELL, qui regroupe une soixantaine d’acteurs du livre dans la nouvelle région pour pouvoir discuter d’une seule voix avec les autorités. "Nos compétences très complémentaires vont finir noyées dans une structure unique", redoute Marie-Pierre Reibel, coordinatrice des LIL.
En Bourgogne-Franche-Comté, les trois conseils d’administration ont opté pour un dispositif local d’accompagnement pour orchestrer la fusion et être suivi sur le plan juridique, social et administratif. Une agence unique sera créée, avec un triple siège à Dijon, Gravanches et Besançon, s’appuyant sur une direction générale et associée. Quant aux Hauts-de-France, un cabinet d’ingénierie culturelle a été également sollicité pour penser le rapprochement des deux sites d’Amiens et d’Arras. "La fusion prend du temps et de l’énergie. Et il faut dans un même temps maintenir son niveau d’activité sur le terrain", précise Thierry Ducret, directeur du Centre régional livre et lecture de Picardie (CR2L).
Dans chaque territoire, l’urgence a ainsi été de faire entendre les exigences et prérequis à la discussion avec les régions et les directions régionales des affaires culturelles. "Les salariés se sont retrouvés très rapidement pour des réunions techniques et un comité de pilotage. On a défendu la proximité. C’était sans discussion", développe Marie-Christine Chaze, présidente de Languedoc-Roussillon livre & lecture. En Occitanie, les deux sites seront maintenus pour la nouvelle structure, mais "cela ne sera pas une addition des missions, plutôt une recomposition des missions", prévient-elle.
Logique gestionnaire
Si certains voient dans la réforme territoriale un défi pour atteindre de nouveaux publics et imaginer de nouveaux outils, d’autres comprennent économies d’échelle et baisse des subventions ou redoutent des synergies décidées unilatéralement, notamment en matière de gouvernance et d’effectifs. "La logique gestionnaire de la fusion ne doit pas prendre le pas sur le projet culturel", résume Chloé Fraisse-Bonnaud (FILL). "Ce n’est pas une volonté d’économies. Le budget a été sanctuarisé dans un premier temps. On profite de cette occasion pour faire un état des lieux", justifie Emmanuelle Dormoy, vice-présidente de la région Normandie. Les engagements financiers des régions dans la politique du livre, notamment en matière d’aides aux professionnels, diffèrent d’un territoire à l’autre. La région Ile-de-France, concentrant plus d'un quart des emplois du livre, est en tête avec près de 4,5 millions d’euros, suivie des régions Nouvelle-Aquitaine, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Auvergne-Rhône-Alpes. Dans les conseils régionaux, on pointe surtout la lisibilité actuelle de la politique régionale du livre. Au-delà du geste juridique, certains veulent revenir aux fondements de leurs missions. "On ne construit pas une grande agence dans l’idée de récupérer des postes", rebondit Philippe Mittet, directeur général adjoint du pôle éducation et citoyenneté de la Nouvelle-Aquitaine.
L’enjeu de l’équité territoriale
Mais cette refonte des régions a accentué le poids mécanique de certains territoires. Les futures agences se retrouvent face à un enjeu d’équité territoriale. Les territoires ne sont pas les mêmes, entre les métropoles et les ruralités plus ou moins denses. Comment pense-t-on un événement qui doit se décupler dans différents coins de la nouvelle région ? "Au sein de la région, souligne Philippe Mittet, il y a un travail engagé pour identifier un maillage des territoires qui sont les plus et les moins fragiles, les plus ou moins concernés par l’éloignement aux services publics de la culture comme les médiathèques, les bibliothèques ou les salles de cinéma. Mais si l’on décide d’étendre une action qui se passait jusqu’alors à Bordeaux, cela a une incidence financière. C’est à peu près deux fois le coût si l’on élargit à l’ensemble de l’Aquitaine, trois fois le coût si l’on ajoute Poitou-Charentes, et dix fois le coût avec le Limousin." Ainsi, l’Aquitaine regroupait déjà cinq départements et compte deux fois plus de maisons d’édition que ses voisines limousines et poitevines.
Au-delà des différences de territoires, les associations amenées à fusionner étaient loin d’être des homologues stricto sensu. Certaines structures sont plus orientées sur l’organisation d’événements et la lecture publique quand d’autres mettent l’accent sur la filière économique du livre et la représentation des auteurs, éditeurs et libraires. "Certains n’avaient pas exactement les mêmes missions, les mêmes moyens ou le même périmètre, note Sandrine Rioux-Onyela, consultante du cabinet ABCD culture. Cela peut nécessiter des interrogations sur leurs priorités. Il n’est pas toujours possible de se dire que l’on va superposer les territoires et les missions." En Normandie, par exemple, après la constitution de cinq groupes de travail courant 2016, les deux structures ont déjà décidé de renforcer deux missions comme le dispositif d’aides aux auteurs et à l’écriture avec un accent sur la formation ou des résidences, et la mise en place d’un observatoire de la filière. Pour Laurent Delabouglise, directeur du centre régional du livre en Basse-Normandie, qui tient depuis une dizaine d’années un stand commun avec son voisin haut-normand à Livre Paris, "on doit penser les événements à l’échelle de toute la région, mais ce n’est pas pertinent pour tous les événements. Pour notre principal festival, Les Boréales, consacré à la culture nordique à Caen, on doit penser en zone d’influence. Quelle distance pourraient parcourir les habitants pour venir le voir ? On réfléchit à avoir une saison nordique sur l’ensemble des territoires, mais un moment fort en novembre comme d’habitude."
Simplifier et harmoniser
Depuis janvier dernier, les Fonds d’aide au développement de l’économie du livre à destination notamment des libraires et des éditeurs ont déjà fusionné en Normandie. Plusieurs dispositifs d’instruction de dossiers sont déjà menés conjointement en Languedoc-Roussillon ou en Rhône-Alpes. Objectif : simplifier et harmoniser les démarches dans les nouvelles régions et réduire les délais d’attente entre les dépôts de dossier et l’envoi des réponses à l’instar de ce qui est déjà mis en place pour les librairies indépendantes en Bretagne depuis 2015 avec un dossier unique pour des aides du CNL, de la Drac et du conseil régional. Ces aides régionales restent un appui majeur à la capacité d’investissement des libraires et des éditeurs - en moyenne de 4 500 à 6 000 euros par bénéficiaire. Dans le Grand Est aussi l’harmonisation est déjà bien amorcée avec le lancement d’un agenda des manifestations littéraires et d’une enquête au niveau des libraires et des éditeurs pour prendre le pouls du réseau à l’échelle du nouveau territoire.
Qui dit fusion dit aussi de nouvelles méthodes de travail à apprivoiser. "Il faut bien avoir en tête que l’on fait partie de la même équipe et avoir le réflexe d’informer l’autre du suivi de nos activités", précise George Bassan, présidente du centre régional du livre en Bourgogne. Ce n’est pas pour rien qu’une de leurs manifestations cet été, intitulée Patrimoine écrit en Bourgogne-Franche-Comté et rassemblant des expositions dans une cinquantaine d’établissements, avait pour thème "Habiter dans son territoire". Encore faut-il que les centres régionaux du livre trouvent auparavant cette habitation, avec les commodités souhaitées.