12 septembre > Essai France

Pierre Bergounioux- Photo DR/L’OLIVIER

Pour l’anthropologue anglais Jack Goody, plus que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg ou la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, le plus grand pas qu’ait fait l’humanité est attesté par ces premiers signes tracés dans de l’argile à la pointe du roseau par les Sumériens. Pierre Bergounioux partage l’avis de l’auteur de La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage (Minuit, 1978) et se penche sur la condition matérielle de l’écriture, ce qui fait que la littérature se déploie de telle ou telle manière. Dans Le style comme expérience, Bergounioux rappelle tout d’abord ce qu’est l’écriture en tant qu’écrit : « L’écriture fixe la parole […]. Elle l’arrache à l’air atmosphérique qui est oublieux, pour la confier à un support solide, argile, pierre, papyrus, parchemin. On embrasse du regard simultanément et, si l’on veut, longuement, des éléments que le flux temporel emportait, qui se chassaient inévitablement l’un l’autre. »

Puis il poursuit sa réflexion sur la fonction de cet écrit. Employée par la classe des scribes dont le rôle était de chroniquer les hauts faits des princes, l’écriture est au commencement administrative, au service du pouvoir, c’est par le style « personnel » qu’elle s’émancipe. Cette singularité trouve des interstices même si la langue utilise des figures prédéterminées par les mythes ou le rôle social : le réagencement original de ces mêmes images crée la poésie, l’art du conteur en fait sourdre de nouvelles… Il faudra attendre un certain Michel de Montaigne qui se dira « [lui]même matière de [s]on livre » pour que l’écriture prenne la pleine mesure de la subjectivité de sujet.

Le style, c’est l’homme même, dit Buffon, mais que peut bien faire cet homme si les conditions matérielles le contraignent à sacrifier l’expression de son idiosyncratique différence sur l’autel de la survie ? Les grandes productions littéraires, Proust, Joyce, Kafka, Faulkner, sont souvent des œuvres de l’écart et de l’insatisfaction, hiatus entre soi et le monde, regard d’aliéné sur le théâtre des hiérarchies sociales… Brisant le conformisme de la représentation symbolique, la littérature réintroduit de la nuance et de la distinction. Le style comme expérience, c’est l’écriture à l’épreuve du monde, c’est un réel qu’étreint l’individu pour en traduire toutes les sensations. N’est-ce pas ça, après tout, la littérature ? la traduction en mots d’un sensible partagé par tous.

S. J. R.

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