On ne va pas redire ici, après tant de livres, la sorcellerie baroque d’António Lobo Antunes, sa place dans le panthéon littéraire mondial. Reparler de ses phrases fleuves, du flux indompté de sa langue, de l’onirisme, des visions hallucinées et ressassantes, de la syntaxe et de la ponctuation renversées cul par-dessus tête, de la logique du délire poétique… et du talent de Dominique Nédellec, son traducteur depuis Mon nom est légion (Bourgois, 2011, disponible chez Points) pour faire entendre en français tout ça. Non que l’invention formelle soit un détail puisque la question est au contraire pour l’écrivain portugais la seule qui vaille : "au fond écrire, c’est comment écrire", ne cesse-t-il de rappeler.
Peu importe donc l’intrigue, donner voix au chaos vital et sensoriel, voilà l’enjeu, et Au bord des fleuves qui vont - dont Internet nous apprend que ce titre, si "antunien", est le premier vers d’un poème des Lusiades de Luís de Camões, LE poète de la mythologie portugaise - s’inscrit plus que jamais dans cette quête. Livre plus bref que d’habitude mais non moins dense, il apparaît pourtant d’abord comme plus "personnel", plus réflexif, porté par son narrateur, "Monsieur Antunes du lit numéro onze". De même, le récit se présente comme une sorte de journal, structurant le temps pendant le séjour dans un hôpital à Lisbonne, du 21 mars au 4 avril 2007. "Demain on opère le clown cancéreux." Dans son ventre, "la bogue d’un châtaignier", un cancer à un stade avancé, et dans sa tête "l’oiseau de sa peur sans branche pour poser les lèvres de ses ailes". Mais si le livre est bien chronologiquement borné, c’est pour mieux déborder le temps et l’espace. Le patient s’appelle Antonio ou Antoninho, selon les âges de la vie dont il va se souvenir, sans autre ordre que celui, décousu, de sa conscience flottant entre veille et sommeil. Et pour sortir du mano a mano avec la mort qui ne s’est peut-être jamais approchée aussi près, rien de plus fortifiant et revitalisant que de convoquer les fantômes, père, mère, grands-parents, voisins, amis… De remonter le long des rives de l’enfance jusqu’à la source du fleuve Mondego, le filet d’eau au pied de la montagne.
Ce n’est pas la première fois qu’un roman de Lobo Antunes visite les antichambres de la mort, leur lumière de crépuscule avant anéantissement : la mère malade de Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? (Bourgois, 2014) voyait défiler ses enfants pour une dernière visite. Mais jamais comme dans ce livre-là le sursaut matamore, le refus devant la fin, n’avait autant résonné comme une conjuration. "Pas déjà", se répète l’homme alité. Et ce n’est pas formulé comme une question. V. R.