Le grand critique littéraire suisse Jean Starobinski, également médecin et auteur de plusieurs livres devenus des classiques de la critique contemporaine, est décédé à Morges lundi à l'âge de 98 ans, a annoncé sa famille dans un communiqué transmis à l'AFP. Il a été un des tenants de la nouvelle critique littéraire, ouverte notamment à la linguistique et à la philosophie.
Il "a été enterré dans l'intimité familiale le mercredi 6 mars", indique le communiqué écrit par sa famille, sa veuve Jacqueline et ses trois fils, qui disent souhaiter "réfléchir aux formes que prendront les hommages qui lui seront rendus", après une "période de recueillement".
Né le 17 novembre 1920, ce fils de médecins, émigrés juifs venus de Russie et de Pologne, a étudié les lettres tout en suivant une formation médicale avant de devenir un spécialiste du 18e siècle. Naturalisé suisse en 1948 seulement, "Staro", comme l'appelaient ses étudiants et ses proches, est connu pour son essai Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle (Gallimard, 1976), plusieurs fois réédité, ainsi que par des ouvrages empruntant au domaine médico-psychiatrique comme Histoire de la médecine (Ed. Rencontre et ENI, 1963) ou Histoire du traitement de la mélancolie, des origines à 1900 (Acta psychosomatica, 1960).
Une œuvre littéraire majeure
Il a aussi signé, parmi sa trentaine d'ouvrages portés par une écriture lumineuse, précise, parfois poétique (Largesse, Gallimard, 2007), des analyses d'auteurs comme Corneille, Racine, Montaigne (Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982), Diderot (Diderot, un diable de ramage, 2012), Stendhal ou Baudelaire (La mélancolie au miroir, Julliard, 1990), des essais sur la musique et l'opéra (Enchanteresses, Seuil, 2005, que Points édite en poche le 14 mars), sur les arts (Portrait de l'artiste en saltimbanque chez Skira en 1970, L’invention de la liberté chez le même éditeur en 1964) ou sur la critique (La Relation critique, Gallimard, 1971 ou Les approches du sens, Dogana, 2013).
De son double parcours, médical et littéraire, il tirait aussi une forme de réflexion où coexistaient les contraires notamment dans Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Julliard, 1989, indisponible).
Une grande partie de l’œuvre de cet érudit a été rassemblée dans un recueil de 1000 pages chez Gallimard dans la collection « Quarto » en 2016, sous le titre La Beauté du monde. Un ouvrage mêlant une centaine de textes critiques écrits entre 1946 et 2010, sur la littérature, les arts et la musique.
Par ailleurs, il a enrichi sa thèse, Histoire du traitement de la mélancolie. L’objet d’étude de l’aspirant psychiatre, envisagé sous l’angle thérapeutique et clinique (1960), en la publiant au Seuil en 2012 sous le beau titre, L’encre de la mélancolie.
Un parcours riche
De 1946 à 1949, il est assistant de littérature française à l'université de Genève puis, de 1949 à 1953, interne à la Clinique thérapeutique des Hôpitaux universitaires de la ville avant d’accepter le poste de professeur assistant (1954-1956), à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (Maryland). Après avoir été interne à l’hôpital psychiatrique de Cery, à Prilly, à côté de Lausanne, il abandonne le métier de médecin pour être professeur d'histoire des idées à la faculté des lettres de Genève puis, jusqu'en 1985, de littérature française dans ce même établissement. Il prolonge sa carrière de pédagogue comme professeur invité au Collège de France, à Paris (1987-1992), puis à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich comme suppléant à la chaire de littérature française (1992-1993).
Jean Starobinski a été président de la Société Jean-Jacques Rousseau et membre du Conseil supérieur de la Langue française. Il est docteur honoris causa d’une quinzaine d’universités, dont celles de Lille, Bruxelles, Montréal et Nantes. Il a aussi reçu de nombreuses récompenses : le Prix de la recherche littéraire, le Prix Pierre de Régnier et le Prix di rayonnement de la langue française de l’Académie française, le Grand prix de littérature française en Belgique, le Prix européen de l’essai Charles Veillon ou encore le Grand prix de la Francophonie.
Il avait confié aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse à Berne son fonds d’archives (40 000 livres).