Partis en tandem à la conquête du public et de la critique ou s'étant unis sous les auspices du succès, les couples d'écrivains occupent une place de choix sur la scène littéraire nord-américaine. Qu'ils protègent jalousement leur vie privée ou qu'ils la mettent au contraire savamment en avant, les duos d'auteurs fascinent souvent, agacent parfois, et les maisons d'édition ont bien du mal à les gérer.
Lors de sa sortie américaine l'an dernier chez HarperCollins, Forêt obscure, paru le 16 août à L'Olivier, méditation en clair-obscur sur la disparition, le divorce et la reconstruction, a été l'objet d'une curiosité sortant du cadre strictement littéraire. Son -auteure, la New-Yorkaise Nicole Krauss, avait partagé pendant une petite dizaine d'années la vie de Jonathan Safran Foer, qui avait publié quelques mois auparavant sa propre version de leur séparation avec Me voici, autofiction prolixe sur une famille qui se délite.
« Power couples »
Oui, les histoires d'amour finissent mal en général y compris chez les Krauss-Safran Foer, binôme de jeunes auteurs ambitieux, talentueux et légèrement trop sûrs d'eux. Il y a encore quelques années, le couple faisait partie de cette galaxie de duos plus ou moins fusionnels, omniprésents dans le monde des lettres américaines. Simple déclinaison intellectuelle des « power couples », expression américaine carac-térisant ces couples en vue, scellés par le succès ? La puissance du singulier décuplée par l'union avec un alter ego, incarnée dans le show-biz par Jay-Z et Beyoncé, Brad Pitt et Angelina -Jolie -aurait-elle déteint sur le monde de l'édition ?
Les couples littéraires ont toujours fasciné : Fitzgerald et Zelda, Sylvia Plath et Ted Hughes... Mais la moder-nité leur a donné les instruments de leur propre publicité, particulièrement dans une société américaine encore puritaine où le couple est une valeur en soi tout -autant qu'une image. Le duo formé par Michael Chabon (prix Pulitzer en 2001, et dont la sortie de Moonglow est l'un des événements de la rentrée) et Ayelet Waldman (romancière et -essayiste -israélo-américaine), se -raconte au quotidien sur Instagram. Sur leurs comptes respectifs, ils partagent leurs petits déjeuners quotidiens en famille avec leurs quatre enfants, leurs vacances au Japon, les photos de leur premier « date », leur tournée en Israël pour promouvoir le -recueil d'essais engagés sur le conflit au Proche-Orient qu'ils ont dirigé (Un royaume d'olives et de cendres).
Cette présence publique aux confins de la sincérité et de la mise en scène sur les réseaux sociaux est parfois déconcertante. Ayelet Waldman avait provoqué une avalanche de réactions après son essai Bad mother, paru en 2005, dans -lequel elle affirmait aimer davantage son mari que ses enfants. Peut-être moins exhibitionnistes, mais pas moins politiques, les romanciers Vendela Vida et Dave Eggers ont uni leurs forces en lançant la revue The Believer en 2003 et partagent une vie d'activisme à San Francisco. « Ces couples d'auteurs ont fait le choix d'une association exposée en pleine lumière. Ils s'engagent et écrivent à quatre mains. Cette situation particulière est peut-être plus facile à gérer ainsi », envisage Francis Geffard, éditeur de la collection « Terres d'Amérique » chez Albin Michel et organisateur du Festival America.
Invités cette année à Vincennes, les écrivains canadiens John Vigna et Nancy Lee partagent également une vie de création. « Nous nous sommes rencontrés à un atelier d'écriture, se souvient John Vigna. Et quand vous êtes écrivain, c'est précieux de rencontrer quelqu'un qui partage votre sensibilité et vos difficultés quotidiennes. »
Compagnonnage
Le phénomène du « couple écrivant » est plus massif outre-Atlantique qu'en Europe du fait de l'architecture particulière du monde littéraire nord-américain, très marqué par le -réseau et le compagnonnage. « La présence des écrivains est plus structurée aux Etats-Unis : on les retrouve dans les -milieux universitaires, les jurys, les -revues, les ateliers d'écriture. Il y a une coexistence très confraternelle, qui donne d'autant plus d'occasions de se rencontrer », analyse Francis Geffard. -Zadie Smith, britannique mais vivant en partie aux Etats-Unis, a rencontré son mari, le roman-cier et poète nord--irlandais Nick Laird, à Cambridge University. Laird était responsable d'une -revue littéraire académique et est devenu son premier éditeur. Assumant sans timidité la curio-sité médiatique pour leur couple intellectuel tendance, Nick Laird et Zadie Smith ne sont pas avares de -détails sur leur vie commune et donnent nombre de conférences à deux voix, donnant ainsi à « Mr. Smith » une visibilité atypique pour un poète.
Pour un couple d'écrivains, il peut être réconfortant de partager les aléas de l'inspiration et de l'incertitude. « Les écrivains sont en général envieux les uns des autres, mais je n'éprouve que de l'admi-ration pour la persévérance et le courage de Nancy. Et je suis ravi que nos livres sortent en même temps en traduction, même si cela n'a pas été planifié -ainsi par notre éditeur. Cela nous permet de voyager ensemble, d'aller par exemple au Festival America pour la première fois en même temps », se réjouit John Vigna.
Potentiel glamour
Mais si les éditeurs perçoivent le potentiel glamour de certains couples d'écrivains, leur intimité peut également devenir un facteur de déséquilibre. « Pour la sortie promotionnelle de 4 3 2 1, le dernier roman de Paul Auster, nous avons voulu également associer sa femme Siri Hustvedt, dont le dernier -essai, assez pointu, n'était pas encore sorti en France. Tous les projecteurs étaient braqués sur Paul, et Siri a mal vécu certaines choses », se souvient Marie-Catherine Vacher, leur éditrice chez Actes Sud -depuis une quinzaine d'années. « Siri a été traitée très injustement à ses débuts, on disait qu'elle était à la remorque de Paul. Si les choses sont apaisées entre eux, c'est bien l'extérieur qui les renvoie à leur différentiel de notoriété. En tant qu'éditrice, je dois faire attention à distribuer de -manière égale l'affection et l'attention », poursuit-elle.
Francis Geffard confirme : « La gestion d'un couple d'écrivains n'est pas toujours aisée. Les deux sont rarement mis en valeur de la même manière. La notoriété du couple part toujours du succès de l'un. L'autre peut en bénéficier, mais la différence de reconnaissance rejaillit toujours. Et on peut se retrouver impliqués en cas de séparation. Il faut donc garder une certaine distance, ne pas les gérer comme une entité et au contraire préserver leur ego et leur singularité. »
C'est aussi cette ligne fine entre leur vie publique et leur vie personnelle qui nourrit l'inspiration des écrivains en couple. Tout ce que j'aimais de Siri Hustvedt a été innervé par la première vie de Paul Auster, partagée avec l'écrivaine Lydia Davis. Tout comme certains ont reconnu dans Purity de Jona-than Franzen les méandres de son mariage avec l'auteure Valerie Cornell. En amour comme en littérature, l'alchi-mie du succès reste un secret bien -gardé.
En France, vivons heureux, vivons cachés
Marie NDiaye et Jean-Yves Cendrey, Cloé Korman et Vincent Message, Adrien Bosc et Kaouther Adimi, Philippe Sollers et Julia Kristeva, et bien -entendu Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, le plus fascinant et romanesque d'entre tous : la France a également ses couples d'écrivains. Mais l'homogamie littéraire paraît plus aléatoire et est moins provoquée par le système académique et éditorial. Surtout, la question du couple et de la famille alimente -davantage des romans à clés dont les -parutions s'achèvent parfois dans des batailles -judiciaires explosives (Christine Angot, PPDA ou encore Lionel Duroy). « Il y a aussi des procès pour atteinte à la vie privée aux Etats-Unis, mais les romans à clés sont peut-être plus subtils. Il y a une retenue dans les règlements de comptes à l'américaine qui vient peut-être du puritanisme. Alors qu'en France, paradoxalement, nous sommes plus protecteurs de la vie privée et il y a moins de mise en scène du couple », observe Francis Geffard, d'Albin Michel. Vivons heureux, vivons cachés.