Bilodo, 27 ans, Le facteur émotif, héros du deuxième roman du Québécois Denis Thériault, a un vice clandestin. Il intercepte les lettres personnelles noyées dans la correspondance administrative et les publicités. Minutieusement extraites de leur enveloppe, photocopiées, elles sont archivées par cet employé pourtant modèle qui les remet ensuite dans la boîte aux lettres de leurs destinataires. Le garçon, orphelin solitaire et sentimental, calligraphe amateur à ses heures perdues, a une curiosité particulière pour celles qu’envoie de la Guadeloupe Ségolène, institutrice, à un certain Gaston Grandpré, "un hurluberlu aux allures de savant fou" qui a ses habitudes au même restaurant que le jeune facteur. Les lettres de cette femme lointaine qui le bouleversent plus que tout ont toujours la même forme : sur un seul feuillet, un court poème composé de trois vers, "deux de cinq syllabes et un de sept, au total dix-sept syllabes, ni plus, ni moins". Ces haïkus, suscitant chez Bilodo transporté "des songes éblouissants et des visions extatiques", forment, apprendra-t-il plus tard, après que le destinataire des lettres aura brutalement disparu, un renku ou "poème enchaîné", une sorte de joute littéraire.
Roman sous la forme d’un conte décalé du réel qui mène son intrigue avec souplesse, ménageant rebondissements et mystère, Le facteur émotif nous promène dans l’univers codé de la poésie, de l’art de vivre et de la spiritualité japonaise dans lequel le jeune homme s’immerge. Sa vie, aux franges du rêve, se trouve alors vampirisée par une relation épistolaire où, comme dans les meilleurs haïkus, les correspondants s’attachent à juxtaposer "de l’immuable et de l’éphémère".
Véronique Rossignol