On connaît le mot de Pascal : le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court... Il est midi dans le siècle est une variation sur ce thème : Lénine, à cause d'une erreur d'aiguillage, est victime d'un accident de train et ne rejoint jamais Petrograd où l'attendait la révolution bolchevique. De là, rien ne se passe plus comme prévu, ou plutôt comme avéré : la Russie devient une République sociale-démocrate et fait alliance avec l'Allemagne. Les deux pays sont florissants ; la Seconde Guerre mondiale n'a pas lieu ; Einstein, raisonnable, n'invente pas la bombe A. Ce XXe siècle se déroule à la façon d'un jeu de dominos dont le premier serait tombé dans l'autre sens. En France, de Gaulle se fait historien. Mendès France légalise la marijuana en 1968, ravissant d'aise les étudiants qui ont importé un mouvement hippie du Caucase. La guerre d'Espagne meurt dans l'oeuf, ou presque : les casques rouges et blancs de la Société des Nations, épris de justice, y mettent bon ordre sous la houlette d'un Malraux déterminé. Dans l'Europe pacifique, Trotski écrit des best-sellers, Goebbels est un critique de cinéma de génie qui officie à Tempelhof, plus puissant qu'Hollywood, et initie le projet du chef-d'oeuvre Autant en emporte le Rhin... Bref, Burnier et Mercadet ont profité de la double étymologie du terme "uchronie", construit avec le même préfixe qu'utopie : le temps qui n'existe pas, ou le temps parfait ; ici, les deux à la fois.
On sent, à parcourir ce livre, tout le plaisir érudit et virtuose des auteurs, qu'on imagine très bien rigolant ensemble de telle ou telle trouvaille (les détracteurs du MagYar, un fast-food qui popularise la nourriture russe, par exemple), et leur complicité : l'ensemble a une cohérence à laquelle Burnier est expert. La lecture est aussi ludique que l'écriture a dû l'être. Mais à la différence des modèles du genre, Le maître du Haut Château de Philip K. Dick en tête, les auteurs ont dédaigné le recours au personnage, à l'intrigue, qui permettent de fonder la grande histoire sur la petite. C'est la limite de sa dénomination de "roman" : le texte y perd en force narrative, et s'en tient à la vue de l'esprit.
