Après une année 2014 sous le signe du cinéma qui a tiré les ventes du rayon en librairie, l’édition pour la jeunesse s’inquiète du contrecoup et de la polarisation des ventes que génèrent ces événements sur grand écran. Elle se recentre donc sur les secteurs les plus porteurs comme l’éveil ou les coloriages, n’abandonne pas les valeurs sûres que sont les licences, les grands noms de la littérature enfantine ou les classiques, tout en déployant des trésors de créativité pour affronter la concurrence. "On gère l’impact du cinéma. Le phénomène de la best-sellerisation a envahi la jeunesse et les ventes se concentrent sur moins de titres, déclare Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse. C’est dommageable à la diversité de l’offre mais on ne va pas pleurer sur de bons résultats, c’est à nous de nous adapter." Béatrice Decroix, la directrice de La Martinière Jeunesse-Seuil Jeunesse, constate aussi cette concentration des ventes : "Certes, tous les indicateurs sont bons : les nouveautés, le fonds, la librairie, les droits étrangers… Mais on s’en sort quand on vend bien trois livres et on perd quand on ne trouve pas ces trois livres". "Le marché est tiré par les best-sellers du cinéma et la croissance en 2015 devrait être plus mesurée si le marché global du livre remonte", nuance Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard Jeunesse. "C’est à la fois un marché tendu et qui a besoin d’être rassuré. Il est difficile d’exister aujourd’hui si on n’est pas référent dans un domaine et, en même temps, les libraires attendent de l’innovation", souligne Guillaume Po, responsable de Mango Jeunesse et Fleurus Jeunesse.
Impact de l’audiovisuel
"Les jeunes d’aujourd’hui évoluent dans un monde où ils sont confrontés aux images. Les deux univers s’autoalimentent et il faut rebondir de l’écrit à l’image, jouer à fond l’effet d’amplificateur entre la presse, le livre, l’audiovisuel, le numérique", analyse Franck Girard, directeur de Bayard Editions Jeunesse, qui va prendre la responsabilité de la filiale Bayard Jeunesse Animation et du numérique. Bayard, qui capitalise sur ses héros, attend deux films à la sortie mondiale, Dofus et Chair de poule. Parmi les gros lancements de séries, la maison annonce aussi Trollhunters ("Chasseurs de trolls") écrit par Guillermo del Toro avec un "développement cinéma et télévision". Tandis que L’Ecole des loisirs prépare dans le plus grand secret des projets audiovisuels et numériques. Gallimard Jeunesse mise, entre autres, sur Les animaux fantastiques, préquelle d’Harry Potter, et Glenn Tavennec, responsable de la collection "R" chez Laffont, sur La 5e vague, dont le premier film est annoncé le 27 janvier. "La fiction a du mal à percer sans le support audiovisuel. L’impact de l’image est flagrant, il crée une visibilité que les romans n’ont pas sans elle. Défendre un nouvel auteur, une voix littéraire, un univers devient de plus en plus difficile", souligne Cécile Terouanne, directrice d’Hachette Jeunesse Roman.
Le succès de Nos étoiles contraires (Nathan Jeunesse, 800 000 ventes) a entraîné les autres titres de John Green, La face cachée de Margo et Qui es-tu Alaska ?, chez Gallimard Jeunesse (également adaptés). Tandis que le Britannique David Walliams (Albin Michel Jeunesse) et l’Américain Jeff Kinney (Seuil Jeunesse) explosent dans le monde entier. Du coup, les éditeurs parient sur les grands noms ou sur les auteurs jeunesse reconnus : Flammarion-Père Castor a publié Dragon de glace de George R. R. Martin (l’auteur de Game of thrones) en octobre, lance en janvier Les yeux du dragon de Stephen King, et une nouvelle série d’Anne-Marie Desplat-Duc, La révolte des duchesses, au printemps. Au Diable vauvert vient de publier un Neil Gaiman, illustré par Boulet, Par bonheur, le lait. Bayard est resté fidèle à Joseph Delaney, publiant en novembre sa nouvelle série, Arena 13, Casterman, à Robert Muchamore en lançant Rock war (janvier), PKJ à James Dashner pour Le maître du jeu. Sans parler des adaptations en BD de Cherub (Casterman) ou de Tempête au haras (L’Ecole des loisirs). Les auteurs installés sont aussi ceux qui ont déjà des fans sur Internet. Les éditeurs jeunesse regardent ainsi du côté des youtubeurs dont les livres (ceux d’EnjoyMarie ou de Natoo) sont classés dans les meilleures ventes jeunesse. "Nous organisons une veille sur YouTube, c’est un vivier d’auteurs potentiels que nous sollicitons", commente Cécile Terouanne qui publie en avril Paranoïa, un thriller psychologique écrit par Melissa Bellevigne, une youtubeuse "qui a du talent et arrive d’emblée avec un lectorat".
Littérature "crossover"
" Nos étoiles contraires a ouvert la voie au réalisme contemporain alors qu’on était beaucoup sur la littérature de genre avec les sorciers, les vampires ou la dystopie", remarque Marianne Durand, directrice générale de Nathan Jeunesse. Nous, les menteurs et Tous nos jours parfaits (sur le suicide) sont des succès chez Gallimard Jeunesse. Albin Michel lance en février un nouveau label, "Mojo", dont le premier titre, Je ne suis pas un garçon d’Ami Polonsky, est explicite. Dans la lignée du livre de Malala (dont le film sort le 27 janvier), Hachette Jeunesse développe "Témoignages" avec en janvier l’histoire d’un réfugié afghan de 12 ans, Moi, Gulwali. "Nous devons structurer le catalogue pour que les libraires et les lecteurs s’orientent mieux. Pour cela, il faut créer des collections et des labels différents", explique Marion Jablonski. Edi8 organise aussi son offre puisqu’il annonce un nouveau label consacré à l’univers geek.
Si l’on en croit les récentes études anglo-saxonnes, 80 % des titres "young adults" sont achetés et lus par les adultes, et la littérature dite "crossover" est installée dans les rayons pour ados que les lecteurs fréquentent plus volontiers. "Qu’est-ce que le lectorat jeunes adultes ?" s’interroge Cécile Terouanne, qui estime perdre des lecteurs entre 13 et 17 ans - les lycéens accros aux réseaux sociaux, en pleine phase de socialisation. "Ils reviennent à la lecture à partir de 18-19 ans, quand ils sont plus matures. Du coup, tous les éditeurs se focalisent sur les 8-12 ans", analyse-t-elle. Sous l’influence des Anglo-Saxons, il y a eu dans les lignes éditoriales jeunesse une explosion du fameux "middle grade". "C’est un mouvement de balancier. Après le raz de marée pour les jeunes adultes, ce sont les 8-12 ans qui dominent. Quand il y en aura trop, on reviendra aux young adults", constate Natacha Derevitsky, directrice éditoriale de PKJ. Elle lance en février la trilogie Le monde des ferals de Jacob Grey, l’histoire d’un garçon qui parle aux corbeaux, vendue dans 31 pays et à la Fox, ainsi que "plein de petites séries inédites en poche" parmi lesquelles une trilogie sur l’enfance de Jules Verne (achetée à Planeta), des histoires de filles qui ouvrent un salon de coiffure, de détectives, de chevaux et de forêt enchantée… Pour Gallimard Jeunesse c’est Les royaumes de feu pour les 9-14 ans, pour Albin Michel Jeunesse c’est Elisabeth, princesse à Versailles, et une collection d’entrée en lecture à partir de 7 ans, "Mes premiers Witty", lancée en mars. Sarbacane, bien implanté avec ses "Pépix" dans lesquels on retrouvera Super-Louis, L’ogre, Victor Tombe-Dedans et Le journal de Gurty, lance une nouvelle série en mars, "Cinémonstres", toujours pour la tranche si prisée des 8-11 ans. Nathan annonce une série mystérieuse pour les 8-10 ans écrite par un auteur français ; et Larousse "Mes premiers poches Larousse" enrichis de notions d’apprentissage du vocabulaire et d’aide pour la compréhension du texte. Le succès de Journal d’une peste de Virginy L. Sam (La Martinière Jeunesse) et de la tétralogie U4 pour les ados (Syros-Nathan), entre autres, montrent aussi la vitalité de la fiction française.
L’objet qui fera la différence
Du côté opposé en âge, l’éveil, dont Nathan est le leader avec une progression "à deux chiffres" et 15 % de parts de marché, reste florissant. Fort du succès de sa gamme d’éveil et de ses imagiers sonores, Gallimard Jeunesse renforce sa présence sur le secteur en développant des imagiers sonores et tactiles, tout en proposant aux bébés des livres-poussettes et des livres-doudous au graphisme élégant. Chez Gründ, Alexandra Bentz annonce un nouveau concept, les "audiomagiques" : quand on ouvre la page, l’histoire se lit toute seule, et Sarbacane des livres animés pour les tout-petits comme Les chiens d’Elo pour apprendre les contraires dès 12 mois.
Sur le marché très encombré des coloriages, Deux Coqs d’or s’est distingué avec "Les ateliers du calme" (400 000 ventes en un an), suivi par Gründ avec "Temps calme". "Ces collections ont ramené en rayon une cible qui n’y allait plus, les 7 ans et plus. La force du rayon jeunesse est d’avoir fait bouger les lignes des standards graphiques, plus haut gamme, tout en restant grand public par le prix", explique Sarah Koegler, responsable de Deux Coqs d’or-Gautier-Languereau. "On se distingue par le "plus" ou par le graphisme", renchérit Alexandra Bentz. Sur cette lancée, les autres éditeurs jouent la carte de leurs illustrateurs maison : La Martinière Jeunesse propose un jeu de piste signé Pronto ou les coloriages "anti-zen" de Trash ton venin, avec les auteurs de Journal d’une peste ; Rue du monde un grand cahier d’activités avec les auteurs de Cartes ; Pastel un cahier de coloriages autour des Oiseaux de Carll Cneut.
Dans un contexte aussi concurrentiel, chacun recherche la création originale, le supplément, l’objet qui fera la différence. Gallimard Jeunesse publie cet automne un très chic Minecraft blocopedia en forme de losange. Seuil Jeunesse a réimprimé trois fois depuis septembre Histoires de points d’Andy Mansfield, un scientifique qui est aussi un ingénieur papier, et La forêt enchantée, qui repose sur le système RVB (rouge, vert, bleu) qui se lit avec une loupe. Milan développe de nouvelles offres "hybrides, mêlant album, documentaire, jeu, savoir, logique" avec Labyrinthe city, Qui est le coupable ? ou La France en 15 labyrinthes. Gautier-Languereau est passé maître dans l’art de la découpe au laser notamment, avec King-Kong d’Antoine Guilloppé, Peau d’âne d’Hélène Druvert et Rêves de princesses (autour des princesses Disney), et a mis du "fer à dorer" dans ses coloriages. S’appuyant sur sa gamme d’activités documentaires, Milan propose une "offre forte de beaux livres documentaires qui met en avant des partis pris artistiques, quitte à être sur un prix de vente un peu élevé", précise Christophe Tranchant, directeur éditorial de Milan, qui vient de lancer Monumental, un atlas graphique sur l’architecture, Dinomania, un extraordinaire pop-up, et Paris, un coffret de six cartes pop-up. "Pour Mango Jeunesse, nous avons essayé d’avoir une production réduite qui sorte de l’ordinaire par la fabrication", confirme Guillaume Po citant un Rémi Courgeon en forme de demi-lune et un album-promenade de Steffie Brocoli. Quant à Gründ, il a remporté un vif succès avec ses tout-cartons à l’encre végétale sur papier recyclé. Les éditeurs font preuve d’inventivité car ce sont les plus créatifs qui pourront se démarquer, comme l’affirme Sarah Koegler : "Il faut innover, se renouveler." Mais sans pour autant basculer dans le livre gadget. "Avec les livres "plus", il ne faut pas en faire trop, et il ne faut pas non plus que ce soit gratuit", résume Béatrice Decroix chez La Martinière Jeunesse-Seuil Jeunesse.
Le poids des licences
Après les coloriages, livres d’activités et autres stickers, les éditeurs ont trouvé une nouvelle niche en 2015, celle des jeux. Gallimard Jeunesse, qui avait déjà publié un jeu de plateau Harry Potter, a sorti début novembre Le Petit Prince : le jeu, pour toute la famille. "Le jeu permet aux éditeurs de jeunesse de donner une plus grande visibilité à leurs titres", souligne Hedwige Pasquet. L’Ecole des loisirs a testé en 2014 trois jeux coédités avec Play Bac, qui atteignent 15 000 ventes, et poursuit avec une dizaine de titres cette année, dont un jeu de plateau signé Mario Ramos. Deux Coqs d’or a refondu sa collection "Boîte à" lancée en 2008, "dans un format plus proche des cartes à jouer mais avec un vrai livre à l’intérieur". Flammarion-Père Castor a réimprimé ses boîtes de jeux du printemps. Hélium vient de sortir un Puzzle et un Mémo de Papa ours et Petit ours signés Benjamin Chaud. Thierry Magnier annonce d’ailleurs pour le pôle jeunesse l’arrivée en janvier de Pauline Capitani, qui sera chargée des jeux pour l’ensemble des maisons, et Bayard crée un département "Bayard jeux" à la rentrée 2016.
Parallèlement, les licences écrasent tout : c’est particulièrement vrai pour La reine des neiges, si on se réfère à notre palmarès, mais celle-ci pourrait bien être détrônée par Star wars en 2016. " La reine des neiges et Star wars représentent 40 % de notre chiffre d’affaires", confirme Gérald Dewit, directeur général d’Hemma. Les éditeurs ont alimenté la machine avec les premières trilogies, car personne n’a eu accès aux images du film qui sort le 18 décembre. Les 600 000 ventes des titres Minecraft chez Gallimard Jeunesse et les 100 000 des guides Minecraft aux Livres du Dragon d’or montrent la puissance de ces licences. "Nous avons tiré notre épingle du jeu parce que nous avions des licences blockbusters comme Star wars ou Scrabble ", déclare Florence Pierron, responsable éditoriale jeunesse de Larousse, qui reconnaît s’appuyer aussi sur la force de la marque Larousse.
Le travail de l’éditeur pour la jeunesse ne s’arrête pas à la publication du livre et, dans un contexte d’hyperconcurrence, la commercialisation n’en est pas moins cruciale. "On se doit d’accompagner le livre, c’est un véritable engagement qui redit notre métier, ce n’est pas anodin", note Cécile Terouanne. "Les enjeux sont de plus en plus lourds à gérer, les tâches se complexifient et les paramètres se multiplient, y compris pour la promotion où nous devons aussi nous montrer créatifs", analyse Marion Jablonski. Ainsi Albin Jeunesse a organisé une chasse au trésor dans les librairies pour Rick Riordan. Pour Endgame (Gallimard Jeunesse), c’est une chasse au trésor à l’échelle de la planète permettant de gagner 500 000 dollars qui est proposée pour chaque volume.
Accompagner les livres
Pour Frédéric Lavabre, le fondateur de Sarbacane, l’enjeu était "de rendre notre offre plus lisible pour les libraires, qui avaient du mal à faire le lien entre certains titres. Nouveau logo, nouveau catalogue, publicité : on a affirmé notre image", explique-t-il. "Il faut montrer que nous faisons de la création de qualité : nous devons communiquer là-dessus. Les tirages ont baissé : nous devons assumer, ne pas aller vers la facilité", renchérit Thierry Magnier, à la tête du pôle jeunesse d’Actes Sud. "Les expositions, les ateliers et les signatures donnent de la visibilité en librairie mais c’est un travail de fourmi", ajoute-t-il."Il faut accompagner les livres par des animations exceptionnelles. Nous proposons aux libraires de petites vitrines avec de grands papertoys pour soutenir notre collection", raconte Guillaume Po, qui a prévu de les faire tourner en 2016. "Outre le travail des libraires, la prescription des prix littéraires nous a beaucoup aidés à nous faire connaître", ajoute Romain Naudin, de la toute jeune maison Marmaille & compagnie.
L’un des enjeux majeurs aujourd’hui est de défendre le fonds. "C’est plus difficile qu’autrefois. Il y a une telle surproduction qu’il n’y a pas de place dans les librairies. Il représente près de 60 % de notre chiffre d’affaires, mais il fut un temps où c’était 70 %", affirme Hedwige Pasquet, qui annonce un "webzine pour les ados en novembre, destiné entre autres à mettre le fonds en avant". S’il perd un peu du terrain, le fonds continue de peser fortement sur le chiffre d’affaire de chaque maison. Il représente encore 60 % du chiffre d’affaires de Sarbacane, "avec des titres publiés en 2003 à la création de la maison", et 75 % pour L’Ecole des loisirs. "Les 50 ans de L’Ecole des loisirs ont dynamisé le fonds, mais cela fait partie depuis toujours de la stratégie de la maison, commente Louis Delas. Nous avons tiré la leçon de l’anniversaire, il faut un programme fil rouge tout au long de l’année." Il annonce le premier volet de cette opération avec en janvier une mise en avant des livres de Maurice Sendak. "Les premiers titres publiés il y a trois ans se vendent toujours et l’effet collection marche à plein", constate Glenn Tavennec (Laffont). Pour Thierry Magnier, la tendance est inverse. "Il y a encore cinq ans, c’était 60 % pour le fonds et 40 % pour les nouveautés, se souvient-il. Aujourd’hui, ce serait plutôt 40 % pour le fonds et 60 % pour les nouveautés." Une évolution qui inquiète aussi Hélène Wadowski, directrice de Flammarion-Père Castor : "Le fonds diminue un peu, surtout sur les petits prix. Et les best-sellers cannibalisent les autres titres de la même collection et de la même tranche d’âge. Ce qui pose un vrai problème pour les titres unitaires en poche."
Dans l’attente de la prescription
Autre élément déterminant pour l’économie du rayon : la prescription. Tous les éditeurs pour la jeunesse attendent les nouveaux programmes scolaires éventuellement accompagnés de nouvelles listes de livres de jeunesse. Pour lancer Ker éditions, Xavier Vanvaerenbergh propose aux enseignants un programme "Double jeu" avec dossiers pédagogiques, visites de l’auteur, de l’éditeur, ateliers d’écriture. Marmaille & compagnie a signé une convention avec deux écoles d’illustrateurs, l’Esmi à Bordeaux et Pivaut à Nantes, et accueille dans ses locaux un jeune illustrateur pendant six mois afin de le former à la PAO et aux activités de l’éditeur. En contrepartie, il voit son travail de fin d’études publié et fait des animations dans les écoles : "Depuis la création de la maison, notre objectif est d’amener les jeunes illustrateurs à l’école. Il faut apprendre le dessin aux enfants et faire naître des vocations", commente Romain Naudin.
De son côté, Thierry Magnier s’inquiète de la baisse des budgets d’acquisition des bibliothèques et juge qu’elle commence à se ressentir sur les ventes. "Quand j’ai démarré, ce sont les bibliothèques et les librairies indépendantes qui m’ont soutenu", évoque-t-il. Acquérir une visibilité, défendre des auteurs qui ont du mal à gagner leur vie : le pôle jeunesse d’Actes Sud aura sa galerie-librairie (rue Saint-André-des-Arts à Paris) dirigée par Guillemette Magnier, "à la fois librairie de livres graphiques, galerie d’originaux et de produits des illustrateurs, proposant des expositions itinérantes, explique Thierry Magnier. Le livre n’est pas mort, il peut être à l’origine de quantité d’autres choses."
La jeunesse en chiffres
Kate Wilson, énergique et engagée
En 2010, la Britannique Kate Wilson fonde Nosy Crow, et lance ses premières applications coéditées avec Gallimard et Carlsen. Cinq ans plus tard, elle vient d’emporter l’appel d’offres des livres pour enfants du British Museum, publie Refuge, un album pour Noël dont les ventes iront aux enfants réfugiés, et deux "imagiers sonores" de Marion Billet achetés à Gallimard Jeunesse.
Kate Wilson savait taper à la machine. C’est ainsi que l’éditrice née à Edimbourg il y a cinquante ans, première de sa famille à faire des études universitaires (à Oxford), a commencé dans l’édition comme stagiaire chez Cannongate, l’unique éditeur d’Edimbourg à l’époque. Elle intègre ensuite le service des droits de Faber and Faber. "J’ai adoré les droits parce qu’on y est plus autonome et plus rapide. J’ai négocié avec des gens intelligents, plus âgés et plus expérimentés que je ne l’étais", raconte-t-elle, rendant hommage à Neil Porter, responsable des droits de Walker Books, qui "lui a appris la coédition et à vendre les films". En 1989, elle continue chez Egmont, avec " Winnie the pooh et beaucoup de fictions" avant de diriger le service en 1994, faisant passer le chiffre d’affaires de "trois millions de livres sterling à quinze ou seize millions", note-t-elle. En 2004, elle prend la tête de la branche britannique de l’américain Scholastic, un "modèle économique intéressant" avec des clubs et des bibliothèques dans les écoles. "Dick Robinson reste mon éditeur préféré, il a changé le métier car il a toujours de nouvelles idées, souligne-t-elle. La structure était très éclatée avec l’éditorial à Londres et la distribution dans quatre lieux majeurs, sans compter les petits entrepôts. Je ne voyais pas beaucoup mes deux filles qui étaient petites."
En 2009, elle fait un passage éclair de cinq mois chez Hachette UK en littérature adulte mais elle reconnaît qu’elle ne "devai[t] pas correspondre à ce qu’ils attendaient". Licenciée un vendredi, elle décide le week-end de fonder sa maison "in the basement". "Mon mari, qui a travaillé pour MacMillan, est toujours d’un grand soutien, mais mes filles m’ont demandé quand j’allais avoir un vrai travail", raconte-t-elle. La semaine suivante, elle part à Francfort, bâtit un business plan avec Dick Robinson et Andrew Franklin (Profile Books), trouve des investisseurs (dont l’éditrice et auteure Camille Reed) et… un nom, grâce à son frère, "avec un animal pour concevoir le logo, parce que Walker a un ours, Orchard un arbre, et Penguin un pingouin". Ce sera Nosy Crow (la corneille curieuse), que l’illustrateur Axel Scheffler dessine.
Perfectionniste et créative
"Chaque jour, j’oscille entre la peur - mais c’est un bon moteur - et la confiance. Dès le départ, j’avais en tête de publier à la fois des livres et des applications parce que l’iPad venait d’être commercialisé", commente-t-elle. En avril 2010, elle part à Bologne montrer la première scène de l’application Les trois petits cochons, qui sort en février 2011 avec les trois premiers titres de la maison. Sa carrière et son réseau lui ouvrent des portes. Elle connaît depuis vingt ans Christine Baker et Hedwige Pasquet, chez Gallimard Jeunesse, et Klaus Humann chez Carlsen, qui coéditent les applications, avec lesquels elle partage "un goût, une vision, une esthétique". A New York, à l’automne 2011, Karen Lotz, de Candlewick (filiale de Walker Books) lui ouvre les Etats-Unis et le Canada.
"Kate a une extraordinaire énergie et va sur tous les fronts, la création, l’éditorial, le commercial, la communication, le numérique", raconte Hedwige Pasquet, directrice de Gallimard Jeunesse. Kate Wilson a d’ailleurs acquis auprès d’elle deux "imagiers sonores" de Marion Billet. "Elle est à la fois perfectionniste et très créative", confirme Chantal Janisson, éditrice de Gründ Jeunesse, qui avoue que c’est son "rendez-vous préféré à Bologne ou à Francfort". Ne ménageant pas ses efforts, Kate Wilson intervient sur le numérique à Londres, à Bologne et à Montreuil. Engagée, elle publie pour les réfugiés (Refuge, un album pour Noël dont les ventes iront aux enfants réfugiés) et connaît le nom de tous les enfants qui lui écrivent "par mail, sur Twitter ou sur Facebook", notamment Inès, malade, dont la mère a tourné une vidéo pour dire combien l’une des apps Nosy Crow avait été importante pour sa fille. Résultat, Nosy Crow, qui vient de remporter l’appel d’offres des livres pour enfants du British Museum, est une success story. De 23 titres en 2011, la maison est passée à 74 en 2015, avec une "petite équipe réactive" de 23 personnes, réalisant un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros, en progression de 42 %. Avec 14 applications au catalogue, elle regrette cependant que "certains éditeurs aient laissé tomber et n’aient pas créé le marché du numérique". Mais elle est fière d’avoir construit une marque aussi rapidement et s’est fait une place parmi les dix éditeurs d’albums de jeunesse britanniques.
Animer la librairie
Vitrines, animations, spectacles, signatures… Libraires et éditeurs déploient des trésors d’imagination pour attirer les clients en librairie et faire la promotion des livres.
Les vitrines de La Sardine à lire (à Paris) sont pour les petits Parisiens presque aussi célèbres que celles des grands magasins au moment de Noël. Pour Delphine Beccaria, fondatrice de la librairie, et son acolyte, la libraire surnommée Chamo, la vitrine est tout un art. C’est un jeu et un plaisir renouvelé toutes les trois semaines. Squelettes et ambiance Halloween pour Os court ! de Jean-Luc Fromental et Joëlle Jolivet (Hélium), explosion de ronds de couleur pour le pop-up Alice au pays des merveilles de Yayoi Kusama (Hélium), vitrine blanche comme un musée avec les œuvres d’art d’Anouk Ricard, jungle, vitrine "toc-toc" (à deviner) ou spéciale "burger" sous le slogan "Sardine Burger, une librairie qui a du goût"… Le plus souvent, accompagnées d’un jeu et d’un cadeau, comme chanter la chanson du dessin animé Barbapapa ou "trouver une rime avec "squelette" pour gagner une sucette", nos deux libraires se déchaînent. "Entrer dans une librairie et affronter un adulte n’est pas facile pour un enfant mais l’envie de la sucette est parfois plus forte", raconte Delphine Beccaria, qui a bien sûr eu droit aux termes "quéquette" et "toilette".
"Les objets et la mise en scène rendent hommage à un artiste, un illustrateur, un univers graphique", ajoute Delphine Beccaria, qui recherche avant tout des thèmes "marrants, qui permettent de mettre en avant le fonds et des titres qu’on a un peu oubliés dans nos rayons". Parce qu’elle propose jeux, jouets "et autres bidules", elle les utilise pour mettre en scène ses vitrines "dont tous les produits sont à vendre, dans la continuité du magasin". Delphine Beccaria, qui a suivi un stage d’étalagiste, et Chamo avouent un goût pour l’art, le graphisme et la mode, auquel les clients sont sensibles. "La librairie est excentrée : nos vitrines attirent nos clients qui savent qu’on les change régulièrement et viennent les voir", conclut Delphine Beccaria.
Il y a parfois des ratés : la mise en scène avec tractopelles soulevant du pop-corn a attiré des insectes. Quant à la vitrine de Noël, c’est un vrai casse-tête, parce qu’il faut "y mettre les livres qu’on aime et qu’on veut défendre, trouver une cohérence par les objets et… éviter le rouge et le vert, les Pères Noël et le sapin". Pour ce Noël 2015, elle promet des licornes, du fluo et des paillettes, et une chenille géante pour le jour de l’An.
Pôle attractif du quartier
Si la vitrine est un moyen de faire entrer les clients dans la librairie, les signatures et les animations permettent de les fidéliser. La librairie y gagne aussi en image et devient un lieu culturel dynamique, où il se passe toujours quelque chose, un pôle attractif du quartier. "Mais cela oblige le libraire à revêtir les habits d’animateur et bouleverse parfois la relation à l’éditeur. Et il ne remplace pas le centre aéré", souligne Stéphanie Malléa, ancienne libraire aux Buveurs d’encre à Paris, et désormais à la tête de ComJ, spécialisée dans les conseils aux libraires jeunesse. Depuis dix ans, Albin Michel Jeunesse organise et finance les visites de Geronimo Stilton en librairie, incarné par trois comédiens, tous les week-ends et tous les mercredis, tandis que le personnage de Téa Stilton commence sa carrière. "Les libraires sont en demande. C’est un vrai soutien du succès : on ne doute pas une seconde de l’utilité de la promotion", souligne Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse. Pour la sortie de Chat chat chat de Pascal Parisot, auteur-compositeur-interprète, Didier Jeunesse propose des mini-concerts. La Sardine à lire déborde d’imagination. Avec "Pour le dimanche matin en pyjama", autour de la collection "Pyjamarama" du Rouergue et de Ma vie en pyjama à L’Ecole des loisirs, les deux libraires ont réussi à faire venir leurs clients en chaussons et tous les enfants en pyjama… Elles ont aussi organisé une chasse aux Mous, cachés dans les rayons de la librairie, du nom des personnages de l’album de Delphine Durand, Les Mous, au Rouergue, un "Tattoo Day" ou une "Journée Moustache".
File d’attente devant la librairie
Pour ses 50 ans, L’Ecole des loisirs a proposé, entre autres choses, un atelier "boîte à bisous" autour de Zou, coloriage autour des cahiers d’activités de Soledad Bravi, un concours de dessins à propos des Trois brigands. "Les clients viennent chercher les modalités du concours, font le dessin à la maison, reviennent remettre le bulletin de participation, puis assistent à la remise du prix, souvent accompagnée d’une exposition des dessins et d’un goûter : cela crée un trafic dans le magasin et fidélise les clients", souligne Stéphanie Malléa, qui prépare un concours pour les toutes jeunes éditions des Eléphants autour des héros Igor et Souky. Ateliers scientifiques pour les "Petits débrouillards" d’Albin Michel Jeunesse, ateliers d’activités manuelles ("lunettes") avec le magazine Georges à la librairie Les Buveurs d’encre, atelier cuisine avec Les contes de la ferme d’Usborne (réaliser des animaux en pâte d’amande)…, tout l’art de l’animation réside dans la variété des activités proposées et des tranches d’âge auxquelles elles s’adressent.
Comment avertir les clients ? Pour une meilleure visibilité, Delphine Beccaria a acquis un logiciel gestionnaire de newsletter et a constaté une plus grande fréquentation de ses animations. Pour le lancement de Percy Jackson et les dieux grecs (2014) et Percy Jackson et les héros grecs (2015), Albin Michel Jeunesse a relayé sa chasse au trésor sur la page Facebook Percy Jackson, qui compte 100 000 fans. Trois indices étaient postés sur la page, le dernier le vendredi soir, pour trouver un mot-clé qui permettait de recevoir un des douze exemplaires en édition collector du titre en librairie. Quarante libraires ont participé à l’opération : "ils n’en revenaient pas de voir la file d’attente devant la librairie dès l’ouverture et ont apprécié que le concours ramène les ados en librairie. C’est aussi intéressant de voir comment Internet offre ainsi un retour dans le monde réel", commente Marion Jablonski. "Les musées organisent des animations, des parcours, des visites guidées… Pourquoi pas les librairies ?" interroge Stéphanie Malléa. Alors Delphine Beccaria se prend à rêver d’un financement pour un "grand espace où elle puisse proposer des expositions, organiser des ateliers et… des boums pour les enfants".
Peppa pour les petits
Incontestablement, le marché du livre jeunesse est porté par l’audiovisuel. A la lecture du palmarès, tous genres confondus, on retrouve en tête EnjoyMarie, suivi des romans pour les adolescents qui ont été adaptés au cinéma : La face cachée de Margo, Nos étoiles contraires et autres livres de John Green, L’épreuve de James Dashner, Divergente de Veronica Roth, etc. Parallèlement, le phénomène La reine des neiges, issu du film Disney, qui a explosé en 2014, a perduré cette année avec pas moins de 12 titres sur les 50 que compte la liste.
La petite cochonne Peppa Pig est devenue le personnage favori des petits en 2015. Héroïne d’une série animée britannique (quatre saisons) créée en 2004 et diffusée en France sur Tiji, puis sur France 5, elle est actuellement rediffusée dans "Les zouzous" sur France 4. La série raconte les aventures d’une petite cochonne, Peppa, qui adore rire, sauter à pieds joints dans les flaques de boue et jouer avec sa meilleure amie, Suzy Brebis, entourée de Maman Cochon, Papa Cochon et de son frère Georges. Elle repose sur l’apprentissage du langage pour les plus petits, avec des répétitions de mots et de phrases. Du coup, on retrouve 7 titres Peppa sur la liste (10e, 19e, 26e, 32e, 44e, 48e, et 49e) aux côtés des indétrônables T’choupi (3 titres) et Loup (4 titres), ou de Mescomptines, illustrées par Elsa Fouquier, dans la collection "Mes premiers imagiers sonores".
La seule surprise vient de Saccage ce carnet !!! Créer, c’est détruire de Keri Smith, chez Larousse, en 8e position du palmarès. Version déjantée et humoristique des cahiers d’activités, il propose de remplir une page de cercles, de dessiner de la main gauche, de tracer des lignes quand on est dans le bus ou de coller des mouches mortes sur la page… Bref, de s’amuser.
Génération 2.0
EnjoyMarie de Marie Lopez, en tête du palmarès de la fiction, confirme l’émergence de YouTube dans la culture adolescente. Celle-ci reste aussi fortement marquée par le cinéma. Huit des dix premiers titres du Top 50 sont liés aux films : La face cachée de Margo de John Green (dont le film est sorti en août en France) a bénéficié du succès de Nos étoiles contraires, qui a continué à se vendre (3e sur la liste) et entraîné tous les livres de John Green, puisqu’on retrouve Le théorème des Katherine (13e), Qui es-tu Alaska ? (17e), Will & Will (22e). La terre brûlée, le tome 2 de L’épreuve, dont le film est sorti en octobre, s’inscrit en 4e position suivi des autres volumes (5e et 6e) et de la préquelle (8e). Tandis que Divergente, dont le deuxième film est sorti en mars 2015 et le troisième est annoncé pour mars 2016, figure en 7e, 9e, 11e, 16e et 41e positions. La trilogie de Kerstin Gier, Vert émeraude et Rouge rubis, adaptée au cinéma mais uniquement diffusée en DVD, fait aussi son entrée au palmarès (34e et 35e).
Le journal d’un dégonflé de Jeff Kinney ne faiblit pas : on en retrouve huit volumes, respectivement aux 14e, 15e, 20e, 30e, 31e, 33e, 42e et 45e places. Comme Lesfilles au chocolat de Cathy Cassidy (19e, 25e, 39e, 40e et 50e).
Le succès d’Hunger games et de Divergente fait celui de La sélection de Kiera Cass, l’auteure qui émerge cette année. On retrouve 2 des 4 tomes de cette tétralogie d’anticipation sur la liste (27e, 46e), qui devrait bien sûr être adaptée au cinéma.
L’autre phénomène émergent est celui des héroïnes connectées : une hackeuse pour Expérience Noa Torson de Michelle Gagnon (18e) et une blogueuse pour Girl online de Zoe Sugg (21e).