Pour les éditeurs de mangas en France, le pire est derrière, mais le meilleur semble l’être tout autant. Après trois années de tassement, l’activité s’est redressée au second semestre 2014, et le nouvel exercice est parti sur de bonnes bases. En effet, sur les cinq premiers mois de l’année, les ventes ont progressé de 10 % en valeur - + 7 % en nombre d’exemplaires vendus - selon GFK. Toutefois, la fin de la saga Naruto, prévue pour l’an prochain en France, pourrait faire tourner la page des années blockbuster au marché, qui resterait avec pour seules têtes de pont l’indéboulonnable One piece, suivi de Fairy tail. La messe n’est pas dite pour autant, car des séries comme L’attaque des titans prennent la relève, même si les proportions sont inférieures. Dès lors, de nombreux éditeurs avancent leurs pions, avec discrétion et prudence, dans une activité parfois nouvelle pour eux : la création pure, avec des auteurs japonais ou européens, en parallèle de l’achat de droits.
"Au Japon, de nouveaux schémas se développent, tant dans le contenu et la forme même des séries que dans les relations entre auteurs et éditeurs, indique Stéphane Ferrand, directeur du domaine manga chez Glénat. Les mangakas ont intégré certains codes de la culture occidentale et il est désormais plus simple de les contacter directement pour travailler avec eux." La série Cagaster de Kachou Hashimoto, chez Glénat, est née ainsi, l’auteure n’ayant publié son œuvre que sur Internet auparavant. "De plus, on peut davantage discuter avec les éditeurs japonais sur la manière de promouvoir leur catalogue ici. On réfléchit notamment à la possibilité de coloriser certaines œuvres pour toucher un public plus large en France. C’était impossible il y a encore dix ans !" Wladimir Labaere, qui dirige la collection "Sakka" chez Casterman, confirme : "Depuis deux ou trois ans, même les négociations sur les outils de marketing et de communication sont plus souples. Et les éditeurs sont curieux de notre avis sur le contenu d’une œuvre, pour le répercuter aux mangakas."
Chez Delcourt Manga, Pierre Valls abonde, mais nuance : "L’époque est en effet propice à ces mouvements, car les mangakas demandent à être plus indépendants.Mais il est encore difficile de trouver des auteurs de bon niveau non publiés là-bas, c’est pour cela que les éditeurs japonais restent nos principaux partenaires." Un discours feutré de mise dans toutes les maisons hexagonales, car il ne faudrait pas froisser leurs tatillons homologues nippons. "Il faut être prudent et ne pas bousculer les viviers d’auteurs des éditeurs japonais, car nous sommes aussi des acheteurs de leurs licences", ajoute Ahmed Agne, fondateur de Ki-oon.
Investir dans la création
Pourtant, ce dernier parie fort sur la création : "Mon ambition est d’avoir, dans dix ans, un catalogue composé pour moitié de créations maison." Pour ce faire, il est sur le point d’engager un éditeur qu’il installera au Japon, afin de dénicher des auteurs. Il faut dire que le succès des mangas de Tetsuya Tsutsui que Ki-oon édite en direct - dont Prophecy, vendu dans dix pays - éclipse les quelques déceptions comme la série Ash & Eli. Il l’incite à investir, notamment dans le manga français. "Il y a dix ans, les projets français que nous recevions nous faisaient sourire, car les aspirants auteurs ne faisaient que copier leurs idoles. Aujourd’hui, certains ont atteint un tel niveau que même des professionnels japonais ne voient plus la différence." De là est né le Tremplin Ki-oon, concours de mangas offrant au lauréat, distingué par un jury d’auteurs japonais, 5 000 euros et un contrat d’édition. Une Suisse de 26 ans a remporté le premier Tremplin. L’opération deviendra annuelle dès 2016.
Kana compte aussi développer ses activités de création. Le succès de Save me Pythie - trois volumes parus en 2014 et 2015, 10 000 exemplaires écoulés du tome 1 - conforte dans sa volonté l’éditeur manga du groupe Média-Participations. "Nous avons signé avec Elsa Brants un contrat pour deux tomes supplémentaires de Save me Pythie, et la série est prépubliée au Japon en version numérique, s’enthousiasme Christel Hoolans, directrice éditoriale. L’avantage de traiter en direct avec un auteur est d’avoir les mains libres pour communiquer autour d’un titre, bien plus aisément qu’avec une licence." Kana poursuit cette démarche le 19 juin avec Toys of war, créé par un dessinateur japonais installé en France et un scénariste français, et annonce "au moins un nouveau projet l’an prochain". Même ambition chez Pika, qui fait figure de pionnier en la matière avec le plébiscité Dreamland de Reno Lemaire - déjà 14 volumes depuis 2006, et 15 000 exemplaires mis en place à chaque nouveauté. "La création a été un objectif dès le premier jour, même si nous savions que c’était un investissement lourd", souligne Alain Kahn, président de Pika, qui vient de rejoindre les locaux de sa maison mère, Hachette, à Vanves. "Nous désirons lancer une seule nouvelle série de création chaque année,afin de la soutenir au mieux, précise Virginie Daudin-Clavaud, secrétaire générale. Et nous nous engageons sur des arcs courts de trois ou quatre tomes, à renouveler en cas de succès."
Prise de risques
Cette inflexion éditoriale ne peut donc se faire qu’en testant le marché à doses homéopathiques. "Les risques financiers sont bien plus importants qu’avec l’achat de licences", résume Iker Bilbao, de Soleil Manga, qui coordonne l’activité manga du groupe Delcourt. Car si l’éditeur avait décroché un inattendu jackpot avec Pink diary de la Française Jenny - 8 tomes, 150 000 exemplaires écoulés depuis 2006 -, il a aussi fait chou blanc avec Urban rivals et Loa qui ne dépassent pas les 5 000 ventes. Et quand on sait qu’une création originale induit un engagement de 15 000 ou 20 000 euros de la part de l’éditeur, contre 2 500 à 4 000 euros pour l’achat des droits d’un tome d’une série standard, on comprend les réticences de certains. Pour Grégoire Hellot, directeur éditorial de Kurokawa, filiale d’Univers Poche, "c’est tentant, mais c’est un autre métier, en tout cas ce n’est pas le rôle de Kurokawa. Surtout qu’au final un manga français marchera moins bien qu’un japonais". Chez Glénat, on tente des coups dès cet été, avec Stray dog, de la star du Net et du fanzinat VanRah, et Mont Tombe, un thriller sur le Mont-Saint-Michel, qui sera notamment vendu en version japonaise aux touristes sur place ! "Mais la création demeure coûteuse et chronophage, glisse Mehdi Benrabah, directeur éditorial de Kazé Manga. De notre côté, nous avons choisi de nous baser sur une licence existante, Les mystérieuses cités d’or. Et d’avoir ainsi les moyens de développer ce projet à destination d’une communauté déjà constituée."
Cette démarche a fait le succès d’Ankama, avec la déclinaison en mangas de son jeu vidéo en ligne Dofus. Célébrant ses dix ans cette année, et fort de 1,3 million de livres vendus, la saga s’offrira pour l’occasion des volumes doubles regroupant les premiers tomes. Le tome 1 sera même redessiné. Ce très joli coup a permis à l’éditeur installé à Roubaix de se consacrer à la création, laissant tomber l’acquisition de licences. Avec des déceptions tout de même, comme Debaser, arrêté après huit tomes, ou l’éphémère magazine de prépublication Akiba manga, qui n’a vécu que sept numéros en 2011. Mais les séries City hall et Radiant effacent ces mauvais souvenirs. La première - sept tomes, bientôt des spin-off - dépasse les 75 000 exemplaires vendus, et la seconde les 37 000 pour trois volumes. "La bonne nouvelle est qu’on réussit à recruter de nouveaux lecteurs en masse à chaque nouvelle sortie", se félicite Elise Storme, éditrice, qui envisage de publier une ou deux nouvelles séries chaque année. Un accompagnement marketing musclé, des récompenses (prix D-Lire et J’aime lire, avec le réseau Canal BD, pour les deux mangas), et surtout la présence active des auteurs dans les médias ou les tournées de dédicaces jouent beaucoup.
Dénicher les bons auteurs
Les auteurs, justement, sont au centre de l’attention en matière de création. Avec une interrogation : les Français peuvent-ils suivre le rythme de publication intensif réclamé par le public ? "A la fin de Lanfeust quest, un dérivé manga de la BD Lanfeust de Troy, l’auteur était sur les rotules, ça devenait trop difficile", se souvient Iker Bilbao. "Nous n’imposons pas quatre albums par an, mais restons sur un schéma plus raisonnable de un ou deux, car nous visons une haute qualité", rassure de son côté Elise Storme.
"L’envie de jeunes auteurs français de produire des mangas à un rythme élevé existe, mais c’est l’organisation en studio, à la japonaise, qui manque. Lastman n’a pas encore fait d’émules", constate Didier Borg, éditeur chez Casterman de la série créée par Bastien Vivès, Balak et Michaël Sanlaville. Avec six tomes en deux ans, elle a raflé une Pépite au Salon de Montreuil, un Fauve au dernier Festival d’Angoulême et revendique 80 000 ventes. "Mais le design de Lastman, trop "BD indépendante", peine à emballer les fans de mangas classiques, regrette Mikaël Vitry, gérant de la librairie Momie Mangas à Lyon. Ils ne trouvent pas ça suffisamment japonais…" Le nouveau projet piloté par Didier Borg se rapproche davantage d’un design nippon, tout en s’inspirant d’un roman du patrimoine français : Angélique. "L’auteur du manga, Dara, travaille en studio, sur un scénario d’Olivier Milhaud. Il peut ainsi boucler deux albums par an." Un seul tome annuel est en revanche prévu pour le prochain manga français de Casterman, Obscurcia.
Pour dénicher des jeunes auteurs et leur faire prendre conscience du haut degré d’exigence nécessaire pour produire quinze planches par mois, Kana a investi dans une plateforme web d’abord lancée par des amateurs, Shared Manga. Un site où les utilisateurs peuvent poster régulièrement leurs chapitres de mangas, dialoguer avec la communauté, et, s’ils sont repérés par Kana, envisager de passer professionnels. "On ne promet rien, mais on a la priorité pendant quelques mois sur un éventuel contrat avec des nouveaux talents, précise Christel Hoolans. C’est en tout cas une excellente école pour eux." Une école de mangas, justement, s’installera à Angoulême en septembre. La Human Academy, institution d’enseignement japonaise, ouvre une antenne dans les locaux de la Cité internationale de la bande dessinée, pour une quarantaine d’élèves de niveau bac + 3. Du côté de Pika, l’idée d’un festival dédié aux mangas français fait son chemin, "pour faire se rencontrer les auteurs et surtout les valoriser au niveau qu’ils méritent". Tout semble donc converger pour que le manga "made in France" s’installe durablement dans le paysage. Mais d’ici à ce qu’il sorte de sa marginalité par rapport aux lucratives séries importées, les éditeurs ont le temps de multiplier les expériences.
Le manga en chiffres
Le manga numérique, c’est pour quand ?
Pour lutter contre le scan-trad, ces planches scannées depuis les magazines japonais et traduites par des fans, le développement de l’offre numérique légale apparaît comme une solution. Mais sa mise en œuvre se heurte à de nombreux obstacles.
La diffusion de mangas numériques en France se heurte à de nombreux obstacles techniques, ainsi qu’à une négociation délicate avec nos partenaires japonais. Mais à l’heure où nos plus vieux lecteurs s’équipent de tablettes, il faut suivre leurs habitudes de consommation et leur proposer du manga sur ces écrans." Suivant de près ces questions - il a même réussi à diffuser du manga sur les consoles Nintendo 3DS -, Grégoire Hellot, directeur éditorial de Kurokawa, annonce pour les dix ans de son label "une centaine de titres disponibles en numérique d’ici à la fin de l’année. Mais la clé pour l’avenir, c’est la simultanéité". "Simultrad" ou "simulpub", c’est la diffusion d’un chapitre de manga le même jour ou presque que sa publication en magazine au Japon. "Nous la testons pour L’attaque des titans depuis mars, et le lectorat, même s’il est encore restreint, semble satisfait : certains sites de scan-trad ont fermé depuis. Rien que cette nouvelle valide notre démarche.", se félicite Alain Kahn, président de Pika, qui reconnaît "un investissement très lourd, pas encore rentable, mais important pour la suite". La mécanique est complexe car, outre de convaincre des éditeurs japonais méfiants et pointilleux, il faut fluidifier les circuits de transmission des fichiers et mobiliser traducteurs et lettreurs en un temps record. "Après avoir lancé une application Naruto l’été dernier - qui ne s’est pas révélée idéale, notamment en raison du coût élevé des chapitres -, nous diffusons les chapitres de Naruto Gaiden en simultrad chez les e-libraires, indique Christel Hoolans, chez Kana. Cela demande beaucoup d’énergie, mais il est primordial pour un éditeur de proposer une offre officielle."
Le groupe Delcourt, quant à lui, avance timidement sur le sujet. "Les éditeurs japonais sont encore frileux pour les titres du fonds, regrette Iker Bilbao, coordinateur manga du groupe. Pour l’avenir, nous avons envie d’enrichir nos éditions numériques avec des pages inédites ou en couleur…" En fait, les éditeurs japonais craindraient de dynamiter avec le numérique un marché du manga papier qui se stabilise enfin. Pour autant, les rares chiffres disponibles n’ont rien d’effrayant. "Les ventes numériques génèrent du chiffre d’affaires, mais cela reste anecdotique", confesse Mehdi Benrabah, directeur éditorial de Kazé Manga, qui pratique la diffusion d’une version numérique en même temps que la sortie papier. On parle, au mieux, de quelques centaines de ventes. Pas de quoi chambouler l’activité, pour le moment.
Les petits nouveaux à l’assaut des champions
Si les champions One piece, Naruto et Fairy tail trônent toujours en tête, ils n’occupent plus que 18 places du top 50 GFK/Livres hebdo pour les cinq premiers mois de l’année, contre 31 sur la même période l’an dernier . Avec la fin de Naruto l’an prochain, une redistribution des cartes est en cours. Premier challenger : L’attaque des titans (Pika) place deux volumes dans le top 10, ou son dérivé, Birth of Livaï, est déjà présent (33e et 50e). Chez Glénat, Tokyo ghoul confirme sa vigueur, avec deux tomes dans le classement.
Du côté des lancements 2015, on note l’impressionnant démarrage du manga A silent voice, dont le tome 1 entre directement au 17e rang, et le tome 2, sorti seulement en mars, au 44e. Son éditeur, Ki-oon, confirme d’ailleurs sa progression avec sept références dans le palmarès (+2 par rapport à 2014), dont sa création originale Poison City. Joli coup aussi pour Rue de Sèvres (groupe Ecole des loisirs) qui, avec Elle s’appelait Tomoji de Jirô Taniguchi, impose un des premiers mangas de son catalogue dans le haut du classement (11e). Pika se réjouit du bon démarrage de Noragami (47e), tandis que Kurokawa se félicite d’avoir misé sur une licence intemporelle : Pokémon, Rubis et Saphir : La grande aventure classe ses deux tomes dans le top 50.