A regarder les chiffres, le secteur des livres de jardin et de nature a accusé en 2018 une chute impressionnante. Selon l'institut GFK, le marché a perdu 15,5 % en valeur et 12,4 % en volume. Intervenant après deux années de croissance, cette contre-performance n'alarme toutefois pas les éditeurs. La -majorité annonce des résultats relativement stables, comme Larousse ou Delachaux & Niestlé qui affiche une progression de 3 %, Rustica qualifie même 2018 d'« excellente année » et s'enorgueillit d'un bond de 13 % de son chiffre d'affaires.

Cette dissonance est liée au phénomène initié par Peter Wohlleben et sa Vie secrète des arbres. Publié en mars 2017 aux Arènes, il domine encore largement les meilleures ventes de 2018 (voir page 91), suivi par sa version illustrée, mais il a vu logiquement ses ventes se tasser. Autre explication, l'absence, dans le panel GFK, de certains réseaux de diffusion propres au livre de jardin et de nature, comme les magasins bio ou les jardineries, qui pèsent parfois lourd dans le chiffre d'affaires de certaines maisons.

Une dose de confiance

Les éditeurs démarrent donc 2019 avec une certaine dose de confiance. Portés par la vague écologique et l'intérêt grandissant pour le végétal qui traverse la société, les livres de nature et de jardin, traditionnellement pionniers sur ces sujets, attirent lecteurs et libraires. Pour appuyer le lancement du label Humensciences, Cultura a organisé en janvier une grosse opération commerciale autour du livre de Francis Martin, Sous la forêt,sorte de balade scientifique qui explore l'aspect souterrain des forêts. « Cette mise en lumière dans une chaîne grand public est significative, observe Olivia Recasens, conseillère éditoriale pour les sciences chez Humensis. Elle démontre que l'écologie et les relations que l'homme entretient avec la nature et son environnement sont dans l'air du temps. »

Thomas Bout, cofondateur des éditions Rue de l'échiquier, partage cette analyse. « La température psychique en matière de prise de conscience écologique a encore grimpé d'un cran l'année dernière, sous l'effet conjugué de la démission de Nicolas Hulot, du rapport du Giec ou de l'enchaînement de catastrophes naturelles. L'oreille du public est donc beaucoup plus attentive à ces sujets. » Attentive et en demande « avide » d'informations et de solutions pour faire bouger les choses, complète Anne-Sylvie Bameule, directrice du département arts et nature chez Actes Sud : « Les gens sont dans un tel état de questionnement qu'ils sont à l'affût de ce qui sort. A nous de trouver les formats et les récits pour les intéresser. »

Sous-jacente mais plutôt discrète jusqu'à présent, cette responsabilité des éditeurs s'exprime nettement cette année. Conscients qu'ils ont un rôle à jouer dans la transmission des connaissances et des informations liées au réchauffement climatique, ils n'hésitent plus à afficher clairement leur engagement en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique, et leur volonté d'y « prendre leur part ». Le directeur de Delachaux et Niestlé, Philippe Jacques Dubois, a choisi d'exposer clairement cette démarche. Accompagné de son équipe, il a pris la plume pour rédiger un manifeste, Il est temps !, qui explique et défend le rôle des livres de nature dans le combat en faveur de la protection de la planète, de sa biodiversité et de ses milieux naturels (voir page 88).

Engagement

Tout aussi militante, Anne-Sylvie Bameule souhaite donner, à travers les ouvrages qu'elle fabrique, « des outils aux lecteurs pour qu'ils se forgent leur propre réflexion, pour que la pensée se libère, pour impulser un mouvement et créer un élan ». Les deux collections phares de la maison arlésienne, « Domaine du possible » et « Je passe à l'acte », répondent à ces objectifs. Au-delà, l'éditrice pense que le livre doit inventer les nouveaux récits qui permettront de penser et de dessiner le monde de demain. Une mission qui devrait rendre le livre « hype », s'enthousiasme Anne-Sylvie Bameule.

« Notre responsabilité, c'est aussi de montrer, grâce à nos ouvrages, qu'une initiative simple peut enclencher un processus plus vaste et vertueux et qu'il faut commencer quelque part, renchérit Elisabeth Pegeon, directrice éditoriale de Rustica. En fédérant ces initiatives, on arrivera à un effet de masse critique qui permettra d'avoir une influence sur le politique et le monde industriel. »

Cette stratégie irrigue désormais l'ensemble de la production de Rustica, des essais aux livres pratiques, et s'étend jusqu'au livre jeunesse (voir page 90). En janvier, la maison du groupe Média-Participations a publié deux témoignages, Néo-paysannes et La famille sans supermarché, qui exposent des démarches engagées par des particuliers et donne des pistes pour les reproduire. Au rayon des essais, elle commercialise le 15 mars Osez l'autonomie ! de Jean-Louis Etienne, rencontré à l'occasion d'un article publié dans le mook de Rustica Gaïa et qui livre ici un texte court invitant le lecteur à développer ses capacités à se débrouiller seul.

Mais pour certains, l'engagement se doit d'être plus radical. Effaré par l'urgence de la situation et l'absence de réaction, notamment de la part des responsables politiques, Thomas Bout lance en mars une collection de pamphlets offensifs, « Les incisives ». Inaugurée par deux titres, L'égalité sans condition de Réjane Sénac et Ne plus se mentir de Jean-Marc Gancille, la série est née de la rencontre avec le journaliste Vincent Edin, « qui remet régulièrement en question la pensée dominante, souligne Thomas Bout. Moins pédagogiques ou pratiques que ce que nous faisions jusque-là, ces textes courts veulent apporter une pierre supplémentaire, et radicale, dans le débat public. Aujourd'hui, l'époque est mûre pour affronter ces questions de manière frontale », estime l'éditeur, qui souhaite « forcer la main du lecteur » et fêter le cap symbolique des 10 ans de la maison.

Hybridation

Plus généralement, cette mission dont se sentent investis les éditeurs se traduit par l'accélération de l'hybridation des genres, des formats et surtout des sujets, amorcée l'année dernière. Si, au jardin, les thèmes forts restent immuables, tels le potager, jardiner avec la lune, la permaculture, désormais bien couverte éditorialement, ou le jardin d'agrément, qui fait son retour dans les publications, ils sont désormais traités sous l'angle de la nature et de l'écologie.

« Nous avons élargi notre catalogue en ce sens, témoigne Brigitte Michaud, responsable éditoriale de Terre vivante. Nos livres se détachent de la technique potagère pure pour intégrer les notions de sensibilisation et de pédagogie de l'environnement, voire de santé. » En février, l'éditrice a édité L'oignon fait la force, un manuel pour cultiver en priorité les fruits et légumes bénéfiques à la santé. Elle mise beaucoup sur La vie érotique de mon potager de Xavier Mathias, qui arrive en librairie début mars. Préfacé par Anna Gavalda, l'ouvrage, ludique et érudit, aborde le potager par le biais de la sexualité des plantes mais invite aussi à en connaître l'histoire. Le même mois, son auteur signe chez Actes Sud Faire connaissance avec les légumes, qui obéit à la même philosophie.

Même si les éditeurs font toujours en sorte de rattacher les ouvrages au quotidien et au concret, ils leur donnent une dimension supplémentaire plus vaste et une vision plus globale que le pratique pur. « Ce n'est plus que du jardinage, c'est de la nature et de l'environnement, voire de l'économique et du sociétal », confirme Elisabeth Darets, directrice de Marabout. A côté de l'aspect pratique figurent désormais les valeurs qui sous-tendent les gestes techniques, à l'image du Petit manuel d'apiculture douce en ruche Warré, publié en février chez Terre vivante et dont, finalement, « le véritable objet réside dans la protection des abeilles », indique Brigitte Michaud.

Cette stratégie passe aussi par un travail différent avec les auteurs. Pour donner envie aux lecteurs d'agir et d'inventer leurs propres initiatives, les éditeurs sont en quête de personnes qui cassent les codes, sont à l'origine de mouvements qui fédèrent les gens, voire de microsociétés. Rustica divulgue au printemps l'expérience de Nicolas Lemonnier, créateur du « plogging », cette activité qui consiste à ramasser des déchets tout en pratiquant la course à pied et repérée par le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg. Chez Marabout, le collectif Merci Raymond, qui œuvre pour la revégétalisation des villes, est mis à l'honneur, tandis qu'Ulmer braque les projecteurs sur Justine Jeannin, créatrice du concept store What the flower ? et qui expose sa vision dans Green addiction, à paraître en mars.

De nouveaux acteurs

De plus en plus présents dans les programmes éditoriaux, ces ouvrages sont en passe de remplacer une gamme intermédiaire qui a longtemps fait les beaux jours du marché, les catalogues de plantes et ceux de gestes purement techniques, aujourd'hui fortement concurrencés par Internet. Ils s'intercalent entre les livres pour débutants, désormais orientés autour de la simplicité et qui continuent à recevoir les faveurs du public, et les ouvrages de référence qui, malgré un écoulement moindre, restent générateurs de ventes. Les deux bibles concoctées par Belin fin 2018, L'encyclopédie des plantes alimentaires et L'aventure de la biodiversité, ont enregistré des résultats corrects. Une performance qu'une autre somme espère bien atteindre. Véritable socle des connaissances acquises par ses auteurs, Perrine et Charles Hervé-Gruyer, dans leur ferme du Bec Hellouin, Vivre avec la terre, publié en mai chez Actes Sud, pose les fondements de la permaculture, de l'écoculture et des microfermes. « C'est le manuel idéal pour tout jardinier et maraîcher qui veut se tourner vers ces techniques, l'outil que les Gruyer auraient aimé avoir lorsqu'ils se sont installés, et l'un des projets éditoriaux les plus ambitieux que la maison ait portés. C'est un événement et un avènement », insiste Jean-Paul Capitani, président d'Actes Sud. 

Propice à des expérimentations et des innovations, le marché attire d'ailleurs de nouveaux acteurs. Spécialiste du bien-être et de la santé, Jouvence s'est élancé en février avec la collection « Jouvence nature ». Avec la volonté de faire des livres« opportuns et non opportunistes », Jacques Maire, fondateur de la maison suisse, souhaite à la fois enclencher une nouvelle dynamique, renforcer la cohérence globale de Jouvence et transmettre un intérêt de longue date pour le jardin et la nature. La collection devrait compter une douzaine de titres en 2019 avec pour objectif de dénicher des sujets et des approches nouvelles, traités par des auteurs experts. Les haies sauvages, la biodiversité au jardin, les balcons et les micro-organismes sont au programme des quatre premières parutions dont le format reste, pour le moment, proche du poche. A terme, des livres plus ambitieux devraient faire leur apparition.

"La bataille écologique est avant tout une bataille culturelle"

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Pour moi la bataille écologique est avant tout une bataille culturelle. Tant que nos imaginaires seront coincés dans le récit techno-financiaro-capitaliste nous ne trouverons pas les ressorts nécessaires à la métamorphose de nos sociétés. A ce titre, le travail des éditeurs est fondamental. Ce sont eux qui construisent des lignes éditoriales qui peuvent permettre à de nouvelles pensées, pratiques, à de nouveaux récits, d'émerger et de frapper l'imaginaire ; de façonner une nouvelle relation à la nature, à soi, au monde. Comme le dit Nancy Huston, nous sommes une espèce fabulatrice. Et nous pouvons utiliser cette force caractéristique de notre espèce pour créer d'autres possibles. Cyril Dion