Avec plus de 160 000 exemplaires écoulés en grand format et un engouement critique qui l’a porté en finale des prix Goncourt et Femina avant de décrocher celui du Roman Fnac, le roman Bakhita de Véronique Olmi (Albin Michel) s’est imposé comme un des phénomènes de la rentrée littéraire 2017. La romancière y mettait ses pas dans ceux de Bakhita, esclave soudanaise entrée dans les ordres en Italie à la fin du XIXe siècle et canonisée en 2000 par le pape Jean-Paul II. "Le succès raz de marée de ce beau roman, qui a touché bien au-delà de la sphère des croyants, est un indicateur fort de l’attractivité et de la vitalité autour du religieux et du spirituel", analyse Mathilde Mahieux, libraire responsable de la religion à La Procure. Une vitalité bien visible chez les acteurs du marché de l’édition religieuse, qui après avoir déjà évolué l’an passé continue sa mue, attirant de nouveaux arrivants.
Vitalité de l’édition
Chez Tallandier, l’ancien directeur de La Procure François Maillot a vécu une première rentrée "très encourageante" au sein du domaine de spiritualité "à aspiration chrétienne" qu’il a créé en septembre 2017 et où il publiera une quinzaine de titres, répartis dans deux collections, "Essais" et "Spiritualité". L’année 2017 a aussi vu l’arrivée des "Questions spi de Marie", ensemble d’ouvrages à destination des jeunes adultes, édité par l’hebdomadaire Famille chrétienne (Média-Participations) sous sa propre marque. Portée par Emmanuel Bourceret, directeur de la rédaction du magazine chargé de la diversification, cette collection signée par la jeune journaliste Marie de Varax et illustrée par Mademoiselle, constitue la première incursion du titre de presse sur le segment de l’édition religieuse. La maison généraliste L’Observatoire a fait aussi un détour remarqué par le rayon avec en septembre le livre d’entretiens avec le pape François, Politique et société : rencontres avec Dominique Wolton, écoulé à plus de 40 000 exemplaires, qui sera suivi d’ici peu d’un Anti-manuel des religions : pour en finir avec les contrevérités de Patrick Banon. De leur côté, les Editions jésuites, en Belgique, portées par son nouveau directeur général, Xavier Cornet d’Elzius (élu l’été dernier), s’implantent plus profondément sur le marché français où elles ont réalisé une croissance des ventes de + 80% en 2016.
Autre signe de vitalité, le rachat par le Cerf en ce début d’année des éditions de l’abbaye de Bellefontaine et de Migne. "Les labels et catalogues de ces deux maisons majeures en termes de tradition chrétienne sont assurés d’une pérennité mais aussi d’une poursuite éditoriale propre tandis que l’identité du Cerf s’en trouve renforcée", détaille Jean-François Colosimo, président du directoire du Cerf, qui a vu son chiffre d’affaires augmenter de 4% en 2017. Et la maison s’apprête à vivre une année charnière. "En concertation avec notre actionnaire, la Province dominicaine de France, nous allons devoir arrêter une stratégie décennale de développement soutenu." L’éditeur, qui publie environ 140 titres par an, a déjà prévu une réduction du nombre de titres de 10% et a parallèlement embauché une nouvelle éditrice, Guillemette Gouhier, pour veiller sur le secteur jeunesse. D’autres voient aussi leur organisation interne évoluer. Chez Mame, dont l’équipe vient de déménager avec l’ensemble du groupe Média-Participations dans les nouveaux locaux de Rosa Parks (Paris 19e), Sophie Cluzel prendra début mai la direction éditoriale de la maison, succédant à David Gabillot. Bayard vivra bientôt des chamboulements avec le départ annoncé de son directeur éditorial, Frédéric Boyer, qui rejoindra P.O.L à l’été mais continuera à s’investir dans certains projets, comme celui, multimédia, qu’il porte pour 2019 autour du Nouveau Testament.
Fragilité des librairies religieuses
Ce secteur en mouvement s’appuie sur un marché enregistrant, cette année encore, des résultats à la hausse. Selon GFK, le chiffre d’affaires du rayon religion, porté majoritairement par des maisons de sensibilité chrétienne et dont près de 70% de la production concerne le catholicisme, a progressé en 2017 de 2,5% en valeur alors même qu’il a baissé de 0,3% en volume. Des chiffres encourageants mais qu’il convient d’aborder avec prudence. Si les éditeurs du secteur ont majoritairement fini 2017 avec un chiffre d’affaires stable, voire, pour certains, en légère hausse, l’année a été vécue par l’ensemble de la profession comme difficile. Des difficultés particulièrement visibles dans le fragile réseau des librairies religieuses. "Nous avons été durement touchés par la campagne présidentielle et alors que nous pensions que la production du deuxième semestre allait compenser le début de l’année, cela n’a pas été le cas", déplore Christophe Scelles, à la tête de la librairie Publica à Caen. Dans ce contexte, le président du Syndicat des libraires de littérature religieuse (SLLR) se réjouit de la tenue, les 1er et 2 juillet à Tours, des premières rencontres réunissant libraires et éditeurs du secteur (voir encadré, p.50).
La rareté de publications officielles du pape François, qui avait tracté le marché en 2016, s’est aussi fait ressentir sur les ventes du rayon. "Les succès se concentrent autour de références comme Jésus: l’encyclopédie chez Albin Michel mais aussi sur la nouvelle génération d’auteurs portée par Adrien Candiard et Marion Muller-Colard, dont les ventes sont incroyables et qui conjuguent regard neuf et qualité littéraire tout en fédérant le lectorat", estime Mathilde Mahieux. La libraire salue les prises de risque des maisons qui tentent de faire émerger de nouvelles voix, tel Salvator, éditeur du premier essai du père orthodoxe Alexandre Siniakov, Comme l’éclair part de l’Orient (2017). Albin Michel prolonge la portée de ces nouvelles voix en intensifiant sa politique d’achat en poche. Il a publié en 2017 L’autre Dieu de Marion Muller-Colard tout en poursuivant l’aventure éditoriale de son Jésus : l’encyclopédie avec la publication cette année de titres d’auteurs qui y ont participé comme Anne Soupa.
Ce renouveau des plumes fait mouche à l’heure où les Français n’ont jamais été autant en quête de sens et cherchent, notamment dans les ouvrages de spiritualité, des réponses à leurs questions. En témoigne la présence en masse dans le top 10 des meilleures ventes du segment religieux, des titres des philosophes Frédéric Lenoir (L’âme du monde ou Petit traité de vie intérieure) et Alexandre Jollien (Vivre sans pourquoi) ou du moine bouddhiste Matthieu Ricard (L’art de la méditation).
Ouverture éditoriale
"On sent que les temps changent, il est par exemple de moins en moins honteux pour des athées d’exprimer leurs doutes sur la sécularisation de la société, leur reconnaissance des apports du christianisme, et même d’explorer la foi", estime Jean Mouttapa, le directeur éditorial du département spiritualité d’Albin Michel. L’éditeur, qui privilégie depuis toujours le dialogue interreligieux, a ainsi publié cette année Une certaine inquiétude - signé François Bégaudeau et Sean Rose, par ailleurs collaborateur à Livres Hebdo - dans lequel un athée et un croyant échangent leurs doutes respectifs. Face à ces interrogations qui traversent toutes les couches de la société, les éditeurs strictement religieux continuent d’ouvrir leurs programmes à des titres adaptés au plus grand nombre, afin d’élargir leur lectorat et de rendre plus audibles leurs valeurs. Et ce, sans délaisser les attentes de leurs lecteurs traditionnels.
Chez Mame, les efforts d’ouverture des publications entrepris l’an passé se sont révélés concluants. "On constate le succès de nos cahiers de coloriage s’inscrivant dans une veine de développement personnel chrétien, de l’ouvrage Cher pape François: le pape répond aux lettres de tous les enfants du monde, ou de notre collection pédagogique à petits prix pour les enfants "Les lumières de l’histoire", créée en septembre dernier", détaille son président, Guillaume Arnaud. Il précise que l’activité a été "difficile en librairie spécialisée, mais en hausse dans les librairies généralistes". L’éditeur n’oublie pas pour autant son lectorat habituel et vient de lancer une collection de philosophie, "Humanisme chrétien", tout en programmant pour le printemps Biblissime, qui a dit que la Bible était incompréhensible ?. En parallèle, la maison qui a fêté ses 250 ans, modernise son image avec un nouveau logo, le relookage d’une partie de leur ligne graphique et l’ouverture prochaine d’un nouveau site Internet plus ludique.
Les Editions jésuites, constituées de trois marques aux identités complémentaires - Lessius (universitaire), Lumen Vitae (catéchèse), Fidelité (spiritualité grand public) -, cherchent le même équilibre. Au printemps, elles proposeront chez Lessius "Péricopes" une nouvelle collection pointue et exigeante, dédiée au commentaire détaillé de courts extraits des Ecritures. Elles lanceront dans le même temps des romans pour les adolescents et une autre série de livres dans le giron de Fidélité, intitulée "Tout reprendre à zéro". "Elle pose des questions toutes simples, reprend les bases et s’adresse à un très large public à qui nous souhaitons transmettre la culture religieuse", indique Jean Hanotte, directeur éditorial de Fidélité qui envisage d’implanter cette collection dans les librairies généralistes, "voire en supermarché".
Pour sortir de la sphère strictement religieuse, les éditeurs du secteur ont un allié de choix, le pape François. Plus que ses prédécesseurs, le souverain pontife œuvre à abolir les frontières entre les fidèles et les laïcs, prenant position sur des sujets sociaux ou politiques et s’attaquant au sein de l’Eglise à des thèmes longtemps tabous, tels que la place des femmes ou le célibat des prêtres. Dans son sillage, de nombreux auteurs interrogent l’organisation de l’Eglise et voient leurs ouvrages susciter l’intérêt des médias généralistes. "Sans les chantiers ouverts par le pontife, je ne pense pas que notre Lettre ouverte d’un curé au pape François de Daniel Guigou aurait intéressé RTL, "C à vous" et Konbini", soulève Grégory Berthier, directeur éditorial adjoint des Presses de la Renaissance dont la ligne éditoriale s’est recentrée, l’an passé, autour de la foi chrétienne et qui s’attache à "donner la parole aux témoins du quotidien de l’Eglise". Il a aussi publié, fin mars, en coédition avec Rober Laffont, le très attendu Dieu est jeune, nouveau livre d’entretiens du pape.
A ce renouveau impulsé par le pape s’ajoutent les questionnements particulièrement vivaces qui traversent la sphère des croyants. Alors que le fait religieux s’invite de manière récurrente dans l’actualité depuis les attentats de 2015, les débats autour du mariage pour tous comme la campagne, l’an passé, de François Fillon ont mis en lumière des dissensions entre les chrétiens. Et ont ravivé des débats sur la nature et l’existence même d’une identité religieuse. "Les lignes bougent et entraînent de nombreuses réflexions, un bouillonnement intellectuel qui est une formidable matière pour nous, éditeurs, et auquel nous devons répondre, par le temps long des livres", estime François Maillot chez Tallandier. En janvier, l’éditeur a ainsi publié Le pari chrétien, une autre vision du monde de François Huguenin, qui interroge la relation des chrétiens à l’engagement politique dans la société contemporaine.
Dialogue interreligieux
Un ouvrage qui entre en dialogue avec d’autres publications de ses confrères, faisant du livre le support et l’acteur d’une réflexion en profondeur. "A côté de l’engouement pour La Bible des familles, ambitieux travail pédagogique, notre année 2017 a été portée par le succès chez Artège du Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus: le pari bénédictin de Rod Dreher", souligne Bruno Nougayrède, P-DG d’Elidia, groupe rassemblant notamment Artège, Ad Solem et DDB. "Et cet essai a participé à l’ouverture d’un débat par livres interposés, autour du positionnement et de l’engagement des catholiques", analyse l’éditeur, qui prévoit notamment pour 2018 un nouveau titre du père Pierre-Hervé Grosjean, tout en programmant de jeunes plumes comme Fabrice Chatelain (Quand le curé met son grain de sel: petites pensées salutaires). Dans la même veine, on trouvera en librairie cette année Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Guillaume Cuchet, Seuil), Cathos, ne devenons pas une secte (Patrice de Plunkett, Salvator), Essor ou déclin de l’Eglise (Emmanuel Suhard, Artège) ou Vers une France païenne ? (Hippolyte Simon, Cerf). Ces débats permettent aussi aux éditeurs de réaffirmer leur rôle. "En tant qu’éditeurs religieux, nous devons nourrir ces questions complexes de manière sereine en offrant des pistes de réponse qui s’adressent à tous, sans jamais céder au repli identitaire", estime David Briend, président du conseil d’administration de Salvator. La maison a d’ailleurs publié l’an passé Evangéliser aujourd’hui, fruit d’un travail de longue haleine entre catholiques et évangéliques qui réfléchissent ensemble à ce qui les sépare et les unit.
Le dynamisme du secteur est enfin porté par un élan des éditeurs vers le dialogue interreligieux et par des efforts importants pour mieux expliquer l’islam. Bayard continue sa politique éditoriale en la matière et publie Judaïsme, christianisme, islam, c’est quoi ? Les grandes religions expliquées aux enfants ou des témoignages comme Le baiser du ramadan : le jour où je me suis mariée avec un chrétien (Myriam Blam). De son côté, le Cerf a proposé l’an passé 9 titres consacrés à l’islam. "Le Cerf est la maison du patrimoine chrétien, mais aussi juif, et dispose de fonds d’ores et déjà significatifs relativement aux domaines de l’islam et des sagesses asiatiques", rappelle Jean-François Colosimo. Au département religion et spiritualité du Seuil, les meilleures ventes se sont réparties entre La Bible expliquée aux jeunes (Jean-Louis Schlegel) et Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Rachid Benzine et Delphine Horvilleur). Pour sa directrice éditoriale, Elsa Rosenberger, "le succès de ces titres tient à un besoin de comprendre, de savoir, assez partagé, sans doute encore accentué autour de la question de l’islam". Des besoins auxquels les professionnels du livre peuvent répondre.
La religion en chiffres
Jean-Baptiste Passé, "La spécialisation est la valeur très ajoutée de nos libraires"
Plus d’un an après son arrivée à la direction générale du réseau de librairies religieuses La Procure, Jean-Baptiste Passé détaille les chantiers mis en place pour redresser son activité.
Jean-Baptiste Passé - Lorsque j’ai pris mes fonctions fin 2016, le contexte était tendu d’un point de vue économique, commercial et social, notamment après la fermeture du site logistique de Chantilly. J’ai donc décidé, en concertation avec l’équipe, de mettre en place un vaste programme de réformes multidimensionnelles dont nous avons lancé les chantiers début 2017. Même si nous avançons dans le bon sens, comme en témoignent les deux librairies à Lille, et bientôt à Bordeaux qui rejoignent notre réseau de 26 enseignes indépendantes, les comptes sont toujours dans le négatif puisque 2017 a été marqué par le contexte électoral. Mais il n’y a pas de fatalité! Nous avons réalisé 13,8 millions de chiffre d’affaires et identifions des leviers pour revenir à l’équilibre.
Il y a plusieurs volets. Notre première action a été de changer le logo de La Procure: en revalorisant le symbole de la coquille Saint-Jacques, qui renvoie aux chemins de Compostelle, nous réaffirmons notre volonté de faire dialoguer foi et culture. Nous avons aussi fait un gros travail autour de la logistique en réintégrant à nos locaux du 6e arrondissement à Paris, depuis le 5 mars, la réception et le traitement de la demande client pour notre site Internet. Cela nous permet d’être plus rapide, précis et moins cher. Nous proposons depuis la fin de l’année, dans toutes nos librairies, un service "click and go". Parallèlement, nous venons de lancer une nouvelle carte de fidélité, plus avantageuse pour nos habitués qui bénéficieront de 5% de remise. On souhaite aussi leur proposer plus de services comme des soirées privées. D’autres projets de transformation sont en cours.
Le maillage des librairies religieuses en France est très fragile depuis plusieurs années. Aux difficultés vécues par nos confrères généralistes, s’ajoutent un ralentissement de la pratique religieuse et la lente disparition des grands lecteurs, lectorat privilégié de l’édition religieuse. Là aussi, il y a des choses à faire; mieux travailler entre éditeurs et libraires - ce qui est un des objectifs des rencontres de Tours cet été - et continuer de former nos libraires, puisque leur spécialisation est leur valeur très ajoutée à l’heure où nos propositions répondent aux aspirations grandissantes des Français autour de la quête de sens.
Meilleures ventes: la spiritualité en force
Alors que les meilleures ventes du Top 50 GFK/Livres Hebdo étaient tractées depuis trois ans par la papamania, la spiritualité y fait un retour en force cette année. Le livre d’entretiens avec le pape François, Politique et société : rencontres avec Dominique Wolton (L’Observatoire) occupe la deuxième place du podium. Mais le reste du top 10 est occupé par les philosophes Frédéric Lenoir - L’âme du monde (4e) et Petit traité de vie intérieure (6e) - et Alexandre Jollien - Vivre sans pourquoi (5e)-, mais aussi par le moine bouddhiste Matthieu Ricard qui voit quatre de ses titres prendre place dans le classement comme L’art de la méditation (7e). A noter, dans la même veine, la présence en version poche et grand format de l’ouvrage de Pierre Rabhi, La part du colibri : l’espèce humaine face à son devenir (24e et 44e).
Autre tendance marquante, les nouvelles plumes s’installent confortablement dans le classement aux côtés d’entreprises éditoriales de référence comme Jésus : l’encyclopédie chez Albin Michel (16e) ou La Bible de Jérusalem au Cerf (28e). Le dominicain Adrien Candiard voit trois de ses titres figurer dans les meilleures ventes (12e, 18e et 20e), tandis que deux essais de la théologienne protestante Marion Muller-Colard pointent en 14e et en 43e position.
On notera aussi l’intérêt toujours présent pour les ouvrages abordant l’islam (20e, 22e) et le beau succès du titre de Delphine Horvilleur Des milles et une façon d’être juif ou musulman : dialogue (39e) paru au Seuil.