Croatie

Dubravka Ugreši?, «Baba Yaga a pondu un œuf» (Christian Bourgois) : Éloge de la femme vieille

Ugresic Dubravka - Photo © Walter White

Dubravka Ugreši?, «Baba Yaga a pondu un œuf» (Christian Bourgois) : Éloge de la femme vieille

À travers des vies de vieillardes invisibles, Dubravka Ugreši? revisite le mythe slave de l'ogresse dévoreuse d'enfants Baba Yaga. Tirage à 3000 exemplaires.

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Par Sean J. Rose
Créé le 06.05.2021 à 14h07

« Au premier abord, elles sont invisibles. Et puis un beau jour vous commencez à les remarquer. Elles se traînent dans le monde comme une armée d'anges vieillis. », prévient de manière liminaire l'auteure de Baba Yaga a pondu un œuf, Dubravka Ugreši?. Une note d'intention qui vaut avertissement. L'une de ces vieilles femmes vous accoste, de son regard bleu et insistant, vous demande de l'aider à traverser la rue, de monter dans le tram, de lui fournir un renseignement quelconque, vous vous exécutez et vous êtes fichu, hop, pris au piège. Vous êtes ensorcelé ! Normal, la vieille est une Baba Yaga, l'ogresse qui mange les enfants.

Tour à tour ravisseuse, cannibale, maîtresse des bêtes sauvages, amazone, nourricière, sa figure est bien connue dans le folklore slave. De la Russie aux Balkans, et notamment la Croatie - dont est originaire Dubravka Ugreši?, intellectuelle qui a été acculée à l'exil et vit aujourd'hui aux Pays-Bas - Baba Yaga c'est la sorcière. Elle a le nez crochu comme un bec de poule qui rappelle son isba juchée sur des pattes de gallinacée, elle est unijambiste avec une « jambe d'os », ou a seulement une allure flageolante, qu'importe, elle est toujours vieille. Dans l'ouvrage composite d'Ugreši?, entre essai, récit et fiction déjantée, elle est une octogénaire coquette qui se maquille et met une perruque quand elle sort et n'a plus toute sa tête. Baba Yaga, c'est la mère de la narratrice. Cette « toile d'araignée » dans la caboche, comme elle appelle ces métastases au cerveau apparues il y a 17 ans, séquelles d'un cancer du sein qui avait pourtant été traité à temps, lui fait dire n'importe quoi. « Apporte-moi ces gâteaux pour les organes génitaux...  » demande-t-elle à sa fille qui doit traduire sans cesse l'idiolecte de l'amnésique, en l'espèce « organic genuine » inscrit sur la boîte desdits biscuits. La plupart du temps, c'est le mot générique « truc » qui devient le portemanteau de pensées en lambeaux.

Dans une seconde partie de ce conte philosophique sur la sorcière mythique, Dubravka Ugreši? nous entraîne avec un trio de Baba Yaga dans un spa à Prague. Pupa, gynécologue à la retraite offre une cure thermale à ses deux vieilles copines, Beba, ex-fantasme d'infirmière blonde aux gros seins, et Kukla, naguère croqueuse d'hommes et aujourd'hui digne veuve longiligne. Dans un décor de luxe et mousse, leur séjour est le théâtre de rencontres burlesques avec un milliardaire américain en fauteuil roulant, un mafieux russe sur la paille, et un jeune masseur, Mevlo alias Soliman, dont « les abdominaux glabres » attirent le regard de Beba, tel « un Gustav von Aschenbach au féminin ». Toujours allongée sur la table de massage, elle remarque le membre au garde-à-vous du chiropracteur priapique...

Enfin, dans l'épilogue, Dubravka Ugreši? revient sur l'étymologie et les significations anthropologiques de l'ogresse slave, et à la manière d'une mise en abyme commente les épisodes aux bains praguois et les émaille à travers un glossaire d'éléments symboliques constitutifs du mythe : l'œuf, les griffes, le peigne, les rapports mère-fille-sœur... Ce « Baba Yaga pour les nuls » instille de l'érudition à notre joie.

Dubravka Ugreši?
Baba Yaga a pondu un œuf Traduit du croate par Chloé Billon
Christian Bourgois
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23,50 € ; 448 p.
ISBN: 9782267043778

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