Les deux ultimes volumes des Œuvres complètes de Marguerite Duras en "Pléiade" obéissent à une scansion chronologique, laquelle s’adosse à la vaste symphonie de l’œuvre, dans ses derniers mouvements. Le tome III court de 1974 à 1984, des Parleuses, recueil de conversations entre femmes, jusqu’à L’amant, divine surprise romanesque, Goncourt aussi tardif qu’inespéré, et accession de l’écrivaine, encore jusque-là relativement confidentielle, à la célébrité mondiale, au statut de vache sacrée. A une "vie matérielle" plus opulente, également. Le tome IV, lui, de 1985 à 1996, enchaîne avec La douleur et mène jusqu’au deuxième recueil d’Outside, Le monde extérieur. A quoi l’on a ajouté quelques inédits, comme "les passages les plus aboutis" de Théodora, roman des années 1940 que l’auteure a laissé inachevé, et auquel elle s’était remise à travailler vers la fin de sa vie, comme dans un désir de terminer une longue boucle. Ainsi que quelques textes épars, pour la plupart des articles non recueillis en volumes.
Duras s’est plu à revisiter ad libitum les thèmes et les personnages qui l’ont accompagnée durant sa vie d’écrivaine - sa vie tout court : de l’enfance en Indochine, avec sa mère, son frère le petit Paul, le bel amant autochtone, à la vieillesse avec Yann Lemée, qu’elle rebaptisera Andréa, le dernier amour, compliqué, tumultueux et douloureux, entré dans son existence à Trouville à la fin de l’été 1980. Evidence, coup de foudre - en dépit de la différence d’âge, du problème d’alcool, de l’homosexualité -, et redémarrage d’une activité littéraire intense. Marguerite phagocyte Yann, l’intègre à son œuvre, le transfigure et l’immortalise en Yann Andréa Steiner. Grisant, sans doute, mais pas facile à vivre.
On remarque, dans le tome III surtout, la présence de livres "en marge", recueils de textes, entretiens, scénarios de films, que Duras considérait comme faisant partie de son œuvre, même si elle confiait avoir toujours préféré l’écriture. Elle adorait le cinéma, la caméra, des deux côtés : "Moi, vous me mettez devant une caméra, je peux parler pendant huit heures !" Quant aux sujets : "Tout, mais tout, tout. Sur Dieu, la politique, sur la cuisine, le désir, sur l’amour, sur… le cinéma." C’est ce qu’elle a fait, abondamment. En particulier, en 1981, sur le tournage d’Agatha, à Trouville. Jean Mascolo, son fils, et son ami Jérôme Beaujour, qui y assistaient, ont tiré un documentaire de ce making of, Duras filme. Le texte, en partie inédit, en est aujourd’hui publié, suivi de quelques pages, totalement inédites, elles, que l’écrivaine avait entrepris de mettre au propre, de réécrire. Duras y assume son numéro de réactionnaire et de provocatrice, notamment à propos de l’homosexualité : "une parodie affaiblie et un plagiat aussi très codé (de l’hétérosexualité)". Plus intéressante, cette confidence : "Mes livres vont rester après ma mort, c’est prévu déjà et je le sais moi aussi, comme mes éditeurs. Je suis responsable de les avoir écrits, je ne suis pas responsable de leur devenir." Sur sa postérité, elle peut être tranquille. Sur son image, en revanche, les opinions sont plus partagées.
Mais ce qui impressionne surtout, dans son Album, ce sont les manuscrits, témoins du formidable travail d’un écrivain pour qui tout faisait œuvre.
Jean-Claude Perrier