Si les Kellerman étaient des musiciens, ils constitueraient un trio à cordes, version thriller psychologique. Au violon, Jesse Kellerman, le fils virtuose dont le premier roman noir, Les visages, écoulé à près de 370 000 exemplaires en France, a reçu le grand prix des Lectrices de Elle en 2010. A l'alto, le patriarche Jonathan Kellerman, superstar de la littérature américaine dont la série policière autour d'un psychologue pour enfants rencontre systématiquement son public depuis plus de trente ans. Au violoncelle, la plus discrète Faye Kellerman, dont les dizaines de romans apparaissent régulièrement dans le classement des meilleures ventes du New York Times mais n'ont, à deux exceptions près, jamais été traduits en France.
Un air de famille
Jonathan et Faye Kellerman, mariés depuis quarante-six ans, débutent leur carrière en parallèle au milieu des années 1980. A chacun sa série : Alex Delaware pour Jonathan, Peter Decker et Rina Lazarus pour Faye. La première raconte les aventures d'un consultant pour la police de Los Angeles qui travaille en duo avec l'enquêteur de la police Milo Sturgis. En France, le Seuil s'apprête à publier au mois de juin leur trentième enquête. « Cette série est une valeur sûre », souligne Bénédicte Lombardo, directrice éditoriale fiction grand public de la maison, qui enregistre des ventes stables, principalement en format poche, avec 25 000 exemplaires vendus en moyenne. De son côté, Faye a développé une série au long cours autour de l'inspecteur Peter Decker, et de son épouse, la juive orthodoxe Rina Lazarus. Dans cette série en 25 épisodes, jamais traduite en France, la religion occupe une place centrale. Une caractéristique que l'on retrouve au sein du couple Kellerman qui propose régulièrement des séances de dédicaces en duo lors d'événements consacrés aux livres et à la culture juive aux Etats-Unis.
Il faut attendre le milieu des années 2000 pour que la première collaboration entre les époux voie le jour. Pour écrire Double homicide, puis Crimes d'amour et de haine, publiés au Seuil en 2007 et 2009, ils échangent par mail « depuis leurs bureaux respectifs », témoigne Jonathan Kellerman, qui célèbre « l'empathie familiale ». « La vie d'écrivain implique des expériences très spécifiques, comme se lever au milieu de la nuit pour modifier un chapitre, ce qu'une personne "normale" ne comprendrait pas », admet-il.
Le succès de Jesse
Cette collaboration ne rencontre pas en France le même succès qu'aux Etats-Unis, avec quelque 15 000 exemplaires vendus par livre tous formats confondus. Il faut dire que le couple, super-star aux Etats-Unis, n'a jamais mis un pied dans l'Hexagone pour promouvoir ses livres. Le premier à bouleverser les traditions, communicationnelles tout autant que littéraires, est leur fils aîné, Jesse Kellerman, qui se rend à Lyon en 2011 pour le festival Quai du Polar. Les visages, publié chez Sonatine, a fait un carton quelques années plus tôt. « Jesse est un peu à part », analyse Elsa Delachair, chez Points, où les Kellerman réalisent leurs plus grosses ventes. « Il a dépassé le succès de Jonathan Kellerman », confirme Bénédicte Lombardo, au Seuil, reconnaissant qu'il a sans doute bénéficié, au début, du nom de son père. Pour autant, les éditrices se défendent de jouer sur la confusion des patronymes, invoquant les « chartes graphiques » propres à chaque collection.
« Beaucoup de lecteurs s'attendaient à ce que je sois un mini-Jonathan ou un mini-Faye, témoigne Jesse. Ils ont été surpris d'apprendre que j'avais ma propre voix, mon propre style. » Agé de 34 ans au moment de la sortie de son premier roman, l'aîné de la fratrie balaie très rapidement l'étiquette de « fils de... ». Le choix audacieux de Sonatine, qui fête alors sa première année d'existence, se révèle payant. « Il y a eu une parfaite adéquation entre une maison d'édition qui venait de naître, très regardée par les libraires, et ce thriller très différent de ce qu'on avait l'habitude de voir », analyse la directrice commerciale de Sonatine, Léonore Dauzier.
Ce récit original, à la fin inattendue, raconte l'histoire du galeriste new-yorkais Ethan Muller, qui retrouve dans les cartons d'un appartement miteux des tableaux d'innocents visages d'enfants. Il décide de les exposer, mais un policier à la retraite croit reconnaître certains visages : ceux de jeunes victimes de meurtres irrésolus... Quelques mois après la sortie du livre, le prometteur Jesse Kellerman quitte Sonatine pour Les 2 Terres, où il a publié ses romans suivants, au succès bien plus relatif, « sur les conseils de son agent », dit-il. « Il est parti à notre corps défendant », regrette Léonore Dauzier.
Après le lancement de sa carrière solo, Jesse collabore sur plusieurs titres avec son père, notamment sur une série originellement intitulée Le golem d'Hollywood. Publiée chez l'éditeur paternel, elle rencontre un succès en demi-teinte en grand format. Points change de stratégie pour le format poche et remplace le titre par Que la bête s'éveille et Que la bête s'échappe. Une « transformation vers le poche réussie », selon Elsa Delachair, puisque le premier épisode s'écoule à 30 000 exemplaires. Les ventes sont également dopées par le récent succès des Visages, dont la couverture a inspiré l'éditeur, qui propose un fond blanc et des éléments graphiques noirs similaires. « Cela nous a aidés à jouer le côté Kellerman et à le cataloguer thriller, dans le même style que Sonatine », explique l'éditrice.
Un public Kellerman
Le duo a plusieurs projets en préparation, dont le troisième épisode de sa série autour de l'enquêteur Clay Edison, non traduit en France. En solo, l'enfant prodige travaille sur un projet « extrêmement compliqué » qui l'occupe depuis « dix ans ». « Travailler avec mon père me permet de continuer à écrire et publier pendant que je grimpe une autre montagne en solitaire », dit-il.
Sur les quatre enfants Kellerman, deux ont choisi de devenir psychologues, un métier qu'exerçait jusqu'en 1990 leur père parallèlement à l'écriture. Aliza, après avoir publié un roman en collaboration avec sa mère en 2009, travaille dans la communication. « Nous n'avons jamais "survendu" le métier d'écrivain ou tout autre métier à nos enfants, mais ceux qui ont choisi cette voie ont probablement bénéficié d'un environnement où l'écriture n'était pas considérée comme chimérique ou exotique », estime Jonathan Kellerman. Bénédicte Lombardo élargit cet argument au monde anglo-saxon, « dont la tradition littéraire, très différente de la nôtre, inclut des ateliers d'écriture, des moments pour écrire ensemble ». Les Kellerman ont su, au fil des années, fidéliser leur public américain. « Il y a des chevauchements entre nos lecteurs, reconnaît Jonathan. Il arrive aussi que des gens fassent des commentaires du type "Je préfère les livres de votre femme", ou inversement. Nous répondons généralement que l'argent est de toute façon reversé sur le même compte bancaire ! »
En France aussi, « il existe un public Kellerman », avance Elsa Delachair. Un fait qu'elle attribue surtout au succès du fils. « Jesse a tout de même largement contribué à mettre en valeur ce nom de famille, qui a de toute façon une autoroute de bonheur devant lui. »