Début février, les neuf membres de l'équipe de Delitoon emménageaient tout juste dans leur nouvel espace au quatrième étage du Cargo, ancien bâtiment des entrepôts McDonald, au nord de Paris, dont les 15 000 m2 ont été transformés en incubateur des « industries numériques culturelles et créatives ». Fin janvier, TF1 avait annoncé une prise de participation minoritaire au capital de Wosmu, la société éditrice de cette start-up spécialisée dans la diffusion sur smartphone de webtoon en scrolling, c'est-à-dire de mangas de Corée du Sud, où le genre (manhwa) et sa technologie de diffusion ont été industrialisés.
Assez vaste pour accueillir au moins le double d'effectifs en prévision de la croissance future, ce plateau tout en longueur confirme l'ambition de la jeune entreprise, au développement plutôt rapide dans l'univers du livre. S'il est facile de démarrer, la montée en puissance est parfois plus problématique, et le qualificatif de « start-up » ne semble pas toujours approprié.
Horizon rêvé
Peu à peu, de nouvelles entreprises inventant de nouveaux services, le plus souvent à dominante numérique, parfois transposés d'un autre secteur culturel, ou proposant un nouveau traitement de fonctions traditionnelles, trouvent leur place dans la chaîne du livre. Les acteurs installés s'en inspirent ou prennent l'initiative. Dupuis, filiale de Média-Participations, dont les nouveaux bureaux sont tout proches du Cargo, vient de lancer Webtoon Factory, un site de diffusion de BD numérique fonctionnant sur le même principe que Delitoon. Dans le scolaire, Belin et Magnard (groupe Albin Michel) avaient créé dès 2013 Edulib, plateforme de distribution de manuels scolaires.
Horizon rêvé d'une partie des créateurs de start-up, les rachats ou prises de participation par des groupes d'édition sont toutefois rares et les opérations restes modestes et discrètes : L'Opportun a repris l'été dernier Nisha Editions, éditeur numérique spécialisé dans la romance et les séries (400 000 euros de chiffre d'affaires). Il y a deux ans, Humensis est entré au capital de Gutenberg Technology, réussite exemplaire parmi ces créations. En 2015, Hachette Livre avait pris le contrôle de Kwyk, une jeune société spécialisée dans la production numérique d'exercices et de contenus scolaires en maths, qui a doublé son chiffre d'affaires en 2017 (315 000 euros) et réalisé son premier bénéfice. En 2008, le groupe avait repris Numilog pour en faire une plateforme commune de distribution numérique, avant de rétrocéder l'entreprise quatre ans plus tard à son fondateur, Denis Zwirn. Ce manque d'appétit apparent peut venir des intéressés : « Nous sommes sollicités environ une fois par an pour un rachat ou une prise de participation, mais nous tenons à notre indépendance et nous avons toujours refusé », affirme Pierre Frémaux, cogérant et cofondateur de Babelio, premier réseau d'échange et de discussion autour du livre et de la lecture en France, créé en 2007.
Identifier les besoins
Depuis le milieu des années 2000 et les pionniers qui se sont aventurés dans le livre, souvent pleins d'illusions, l'écosystème de la création s'est organisé et structuré principalement autour du Labo de l'édition (voir p. 23), pour les sociétés en phase d'amorçage, et son extension au Cargo, pour les sociétés en phase de décollage. « Au début, 80 % des créateurs ne venaient pas du monde de l'édition, mais cette proportion a baissé. Et une partie de ceux qui ont dû abandonner leur projet ont pu utiliser leur savoir-faire dans des entreprises du secteur », note Nicolas Rodelet, directeur du Labo.
Si l'inexpérience préalable du monde du livre peut susciter des projets finalement viables que des acteurs plus avertis auraient jugés irréalistes, la connaissance de l'édition apparaît quand même bien utile, au moins dans l'identification précise d'un besoin ou d'un marché, ainsi que le démontrent les cas de Delitoon, Librinova, ou encore Immatériel. « Nous savions que notre projet de société de distribution de livres numériques et d'agrégation de l'offre de multiples petits éditeurs pour les plateformes de vente en ligne répondrait à une nécessité », insiste Xavier Cazin, cofondateur avec Julien Boulnois d'Immatériel en 2008, tous deux anciens d'O'Reilly France.
Il se souvient toutefois de sérieux moments de doutes, avant le lancement de l'iPad en France. « Quatre techniciens d'Apple sont venus vérifier notre service, dans notre minuscule bureau, et nous avons reçu quelques jours plus tard le certificat d'Approved aggregator. A partir de là, l'activité a commencé à décoller », ajoute le cogérant d'Immatériel, qui emploie 9 personnes et distribue aujourd'hui environ 800 éditeurs, et 75 000 titres chez tous les revendeurs.
« Ils ont généré l'an dernier près de 13 millions d'euros de ventes, sur lesquelles nous conservons 10 % de commission pour régler nos frais », précise le patron d'Immatériel, qui insiste pour définir son entreprise comme une « anti-start up » : « Nous nous sommes développés progressivement et n'avons jamais levé de fonds, c'est un métier de "gagne-petit" », ajoute-t-il, en se félicitant de pouvoir enfin investir au printemps prochain dans ses propres bureaux, « avec un baby-foot ! », seule concession au modèle de jeune entreprise des nouvelles technologies.
Son parcours est à rapprocher de celle de e-Dantes, spécialiste de la diffusion numérique fondée par d'anciens cadres de Bragelonne, entre autres, et qui est aujourd'hui en pleine expansion. « Avoir l'expérience du monde de l'édition, c'est essentiel pour innover dans ce secteur, et pour disposer d'emblée d'un réseau, ce qui est un atout essentiel », juge Charlotte Allibert, ancienne responsable numérique d'Edi8 (groupe Editis) et cofondatrice en 2013 de Librinova, société de services aux auteurs auto-édités, et intermédiaire auprès des éditeurs. Elle avait par ailleurs beaucoup apprécié son passage au Labo de l'édition : « Disposer des locaux et d'une infrastructure pour des réunions, échanger avec les autres créateurs a été très important au démarrage », se souvient-elle.
La méconnaissance du secteur n'est pas insurmontable, mais elle se traduit le plus souvent par des réorientations du projet d'origine. Aviquali, lancé par de jeunes passionnés de livres et créateurs d'une agence littéraire collective en ligne, a reconverti son idée dans les tests de lecture avant publication des livres, à la suggestion d'éditeurs qui ont trouvé ce service assez utile pour le rémunérer. Mais Aviquali a dû chercher sa croissance dans les tests de produits électroniques et de grande consommation, après avoir fait certifier son procédé.
Convaincre les éditeurs
Babelio, imaginé par de jeunes cadres aussi passionnés de lecture, intéressés par les nouveaux médias et solidement diplômés (HEC, Essec, Sciences po, philosophie), a trouvé son équilibre en marchant. « Nous ne savions pas trop où nous allions, notre modèle était Library-Thing aux Etats-Unis [service de catalogage social], et nous envisagions de proposer aux bibliothèques de l'enrichissement de données et d'avis sur les livres, mais nous n'avions pas -vraiment de -modèle économique », -reconnaît Pierre Frémaux, un des trois cofondateurs.
Prudents, ils ont d'abord investi leur temps personnel, avant d'être sollicités par les éditeurs intéressés par leur base de lecteurs et critiques amateurs, qui eux étaient séduits par la -solution gratuite de catalogage de leur bibliothèque personnelle (service qui a -inspiré de nombreux projets depuis). Aujour-d'hui, la majorité des ressources vient de l'édition, et les bibliothèques ne représentent qu'une part minoritaire du chiffre d'affaires, non communiqué. « Babelio est bénéficiaire, nous -finançons notre implantation en Espagne, et nous n'avons jamais eu besoin de levée de fonds », se félicite Pierre Frémaux.
Hélène Mérillon, cofondatrice du site de lecture en streaming Youboox, qui disposait d'une forte expérience dans l'innovation numérique, mais pas dans le livre, a réorienté la recherche d'abonnés via des partenariats, entre autres avec des sociétés de téléphonie et des fournisseurs d'accès à Internet. YouScribe, aussi réorienté vers la lecture en streaming après avoir démarré comme plateforme de publication, a trouvé son salut de la même façon dans les partenariats, en Afrique.
Pour convaincre les éditeurs de leur confier tous leurs livres, les deux insistent sur la base de nouveaux clients et donc de nouveau chiffre d'affaires potentiel qu'ils représentent, accentuant leur transformation vers une activité d'intermédiaire dans la chaîne du livre (B to B, business to business), l'accès au client final n'étant plus qu'un moyen et non plus l'objectif initial.
En librairie numérique aussi, les exemples de Feedbooks, créée en 2007 et aujourd'hui réorientée vers le marché des bibliothèques, notamment aux Etats-Unis, ou les sociétés de services que sont TEA, Numilog, ePagine, Bookeen, démontrent que le marché de l'innovation dans la chaîne du livre se trouve d'abord dans les solutions et les outils fournis aux professionnels du secteur.
Delitoon: Didier Borg
De la Corée au Cargo. Désormais au Cargo, une pépinière d'entreprises à Paris, Didier Borg, fondateur de Delitoon, mesure le chemin parcouru. Ancien éditeur chez Casterman, qui l'avait laissé créer en 2011 cette plateforme de diffusion de manga sans lui donner assez de moyens à son goût, il avait démissionné en 2015 pour fonder sa société, persuadé que l'avenir de la BD était sur les écrans. Epaulé par Kidari, groupe coréen coactionnaire, aux côtés du fonds lillois Sparkling partners, rejoints par TF1 et Finorpa, autre fonds régional, il revendique un investissement de 3 millions d'euros en capital et en emprunts, fournis par BPI France. « Nous sommes à l'équilibre, l'objectif sera de financer notre production, puis de la diffuser à l'étranger », indique l'entrepreneur, qui traduit la nouvelle romance sud-coréenne. Sans préciser son chiffre d'affaires, Didier Borg souligne que « Delitoon est la quatrième application la plus rentable sur Android, la première étant Netflix ».
Koober: Alexandre Bruneau
Pour lecteurs pressés. « Koober est un service par abonnement qui résume en 20 minutes de lecture l'essentiel des meilleurs livres de non-fiction » : en phase avec son projet, Alexandre Bruneau « pitche » en quelques mots la société qu'il a créée en 2015. Frustré de lecture consistante faute de temps après ses études, ce diplômé de Paris-Dauphine a trouvé là son idée d'entreprise. Koober revendique 10 000 abonnés payants (7,99 euros/mois ou 79 euros/an), qui reçoivent une synthèse par jour et accèdent à 1 000 titres en archive. Les 150 000 simples inscrits ont droit à un résumé gratuit par semaine, sans possibilité de choix. Koober a levé 1,6 million d'euros, prévoit une nouvelle augmentation de capital à la fin de l'année, emploie 15 personnes, ne publie pas de comptes mais réalise une croissance « à deux chiffres ». « Nous envisageons l'avenir avec confiance », assure Alexandre Bruneau, pas inquiet du contentieux avec certains éditeurs.
Librinova: Charlotte Allibert
Agents d'autoédités. Avant de créer Librinova, Charlotte Allibert et Laure Prételat, issues de l'édition, avaient une idée précise des services à proposer aux auteurs autoédités, et du rôle d'agent littéraire de ces auteurs et d'intermédiaire avec les éditeurs. « Nous avons pu vérifier rapidement que le modèle complet fonctionnait,mais nous avions sous-estimé le temps nécessaire aux négociations avec les éditeurs, et, alors que nous avions anticipé de recevoir un grand nombre d'auteurs qui prendraient peu de services, nous avons constaté l'inverse », se souvient Charlotte Allibert. Les coûts de référencement et de promotion, pour se faire connaître à côté d'Amazon, plus ou moins devenu une sorte de partenaire, ont aussi dépassé les prévisions. Librinova a levé environ un million d'euros en deux fois (capital et emprunts). Bénéficiaire en 2018 avec un million d'euros de chiffre d'affaires, elle prévoit 73 % de croissance cette année.
Youboox: Hélène Mérillon
20 millions de clients. Depuis janvier, les 20 millions de clients de SFR et Free ont accès avec leur forfait téléphonique à 30 000 livres du catalogue Youboox, plateforme de lecture en streaming née en octobre 2012 et dirigée par Hélène Mérillon. Issu de la musique, ce nouveau mode d'accès au livre numérique n'enthousiasmait pas les éditeurs. Deux ans plus tard, Amazon démarrait Kindle Unlimited, une offre identique, provoquant en 2015 un rappel à la loi de la médiatrice du livre et une mise en conformité technique coûteuse pour Youboox. Mais il restait toujours aussi difficile de transformer les clients gratuits en abonnés, et de convaincre les grands éditeurs de confier leur catalogue. « L'inclusion de la presse dans notre offre et les accords avec des entreprises partenaires ont été deux évolutions importantes », se félicite Hélène Mérillon. En 2016, le chiffre d'affaires décuplait, à 5,2 millions d'euros. Il a encore progressé de 67 % en 2017, à 8,7 millions.
Le Labo de l'édition, incubateur parisien
Au 2, rue Saint-Médard, à Paris (5e), l'ancien bureau de la sécurité sociale reconverti depuis 2011 en incubateur pour start-up du livre et de la culture offre une forme de protection et d'assistance pas si éloignée de sa vocation d'origine. Le Labo de l'édition est une des 14 structures d'hébergements gérées par Paris&Co, agence de développement de la municipalité, où passent chaque année environ 400 jeunes entreprises innovantes dans les domaines les plus divers.
« Nous en accueillons en permanence une dizaine, pour une année, au stade de l'amorçage », explique Nicolas Rodelet, son directeur, également chargé de suivre les 5 à 6 start-up en rapport avec le livre qui sont au quatrième étage du Cargo, la plateforme réservée aux « industries numériques culturelles et créatives », bien plus vaste.
Depuis 2016, le brassage entre les deux sites s'est accentué. « Il n'est pas évident de trouver chaque année une dizaine de projets innovants dans le livre. Et des sociétés de secteurs différents peuvent se nourrir d'expériences croisées qui vont les enrichir mutuellement », ajoute le directeur du Labo.
Pour 1 350 euros de loyer mensuel (un poste et l'accompagnement en conseils), les 10 élues sélectionnées partagent un open-space au premier étage du bâtiment. Trois salles de réunion sont aussi disponibles, et un vaste espace au rez-de-chaussée permet d'organiser divers événements, à l'initiative du Labo ou des start-up qui s'y trouvent. Elles reçoivent aussi un accompagnement en gestion : comptabilité, embauches, levées de fonds, démarrage des ventes. Même minime, il permet de tester la validité du projet. A condition d'apporter une valeur équivalente, elles reçoivent aussi une subvention de 30 000 euros accordée par BPI France.
Ainsi, le taux de survie à cinq ans des quelque 80 projets passés par le Labo atteint 70 %, note Nicolas Rodelet, contre 55 à 60 % pour l'ensemble des entreprises, selon l'Insee. Une version accélérée d'incubation existe depuis 2016, pour tester un projet en cinq mois, et l'abandonner sans s'obstiner si ce n'est pas concluant.