Des livres qui participent à « subvertir l’ordre établi ». C’est avec cette exigence comme gouvernail que La fabrique, nommée pour le Trophée de l’édition dans la catégorie de la petite maison d’édition de l’année, a su s’imposer, en 26 ans d’existence, comme l’une des figures éditoriales majeures de la pensée critique. De Françoise Vergès à Jacques Rancière, en passant par Tariq Ali ou le Comité Invisible, elle s’est fait le porte-parole de voix insoumises, en écho à ses convictions les plus profondes.
Fondée en 1998 par Éric Hazan et quelques copains, la maison émerge en réponse à un contexte de concentration éditoriale et médiatique sans précédent. Au service des discours alternatifs, elle ouvre son catalogue avec la réédition d’Aux bords du politique de Jacques Rancière et avec Israël, Palestine : l’égalité ou rien de l’universitaire américain Edward Saïd. Deux titres qui présagent de la coloration de sa ligne éditoriale.
Une passation fidèle
« La fabrique est une maison bien installée en librairie, mais qui ne fait pas plus d’une douzaine de titres par an et qui tient à cette économie-là », développe Stella Magliani-Belkacem. Arrivée dans la maison en 2008, l’éditrice en a pris progressivement la suite avec Jean Morisot, sous l’œil bienveillant de son fondateur. « Éric voulait que La fabrique lui survive. Il a cédé assez vite sa structure économique, mais il nous a aussi transmis son savoir-faire et un certain rapport aux auteurs », détaille Jean Morisot. Un accompagnement que l’éditeur et écrivain de gauche a dispensé bien après son retrait, et jusqu’à sa disparition en juin dernier.
Aujourd’hui, la maison compte 260 titres. Certains charrient l’histoire de la Révolution française, de la Commune de Paris ou des journées de juin 1948. D’autres, à l’instar d’Une autre histoire de l’édition française ou de Petite histoire de la librairie française, explorent les mécanismes de la chaîne du livre. De leur côté, les essais épinglent aussi bien la machine capitaliste que les contradictions du camp progressiste.
Des publications engagées
La fabrique est d’ailleurs l’un des rares éditeurs à s’être pleinement saisi des questions de judaïsme, de sionisme et des tensions entre Israël et la Palestine. Et le premier à avoir traduit en français l’écrivain Ilan Pappé. Connu pour ses positions critiques à l’égard du gouvernement israélien, l’auteur a brillé, cette année, avec la réédition du Nettoyage ethnique de la Palestine, arrêté de commercialisation chez Fayard et écoulé à près de 14 000 exemplaires aux éditions La fabrique.
Car la maison ne se refuse rien ; quitte à s’attirer les foudres de ses détracteurs. En 2007, son best-seller L’insurrection qui vient du Comité Invisible vaut à son éditeur d’être entendu par la police dans l’affaire de Tarnac. En 2023, c’est au tour du livre du militant écologiste suédois Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ? (2020), d’être dans le viseur de l’ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dans le cadre de la dissolution du collectif Les Soulèvements de la Terre. La même année, le responsable des droits étrangers de la maison est arrêté à Londres pour avoir participé à des manifestations en France.
« Nous refusons de nous laisser impressionner »
« Il est certain qu’en France, il y a un acharnement, une focalisation politique sur le livre, qu’il n’y a pas forcément dans d’autres pays. Aujourd’hui, on assiste à une espèce de maccarthysme à feu doux, mais nous refusons de nous laisser impressionner », se défend Stella Magliani-Belkacem. En dépit de ces malheureuses occurrences, le succès des productions de la maison a su se confirmer. D’abord en 2023, avec un anniversaire célébré en grandes pompes, puis en 2024, avec des titres engageants sur l’antisémitisme, Mayotte ou encore les violences sexuelles dans le cinéma français, en résonance avec les temps forts de l’actualité.
« Nous sommes à la fois portés par la librairie indépendante, mais aussi par une espèce de boom des sciences humaines qui dure depuis 2018 », argue Jean Morisot. Une dynamique qui s’annonce tout aussi vigoureuse avec, pour janvier, d’importantes mises en place autour du texte d’Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre, et de celui de l’Espagnole Clara Serra, La doctrine du consentement. Et surtout, des thématiques toujours à fleur de luttes.