Le différend qui vient d'opposer les éditions Gallimard à François Bon autour de sa traduction du
Vieil Homme et la mer (voir notre
actualité du 17 février) nécessite le rappel de quelques précisions autour du droit d'auteur et de la propriété littéraire. L'avocat Emmanuel Pierrat répond à nos questions.
Livres Hebdo : Pouvez-vous nous repréciser la durée de la propriété littéraire en France et aux Etats-Unis ? Y a-t-il aujourd'hui d'autres pays occidentaux qui n'ont pas adopté cette législation ?Emmanuel Pierrat : Pour simplifier, disons qu'aux Etats-Unis comme dans toute l'Union européenne, les oeuvres sont protégées jusqu'à soixante-dix ans après la mort de l'auteur. En Europe, cette prolongation de la durée de principe est le fruit d'une directive communautaire de 1993. De l'autre côté de l'Atlantique, cette durée émane du Sony Bono Copyright Extension Act de 1998.
Il existe toutefois de nombreux cas particuliers, notamment aux Etats-Unis, selon la date initiale de publication. Ainsi,
Le Vieil homme et la mer est protégé pour 95 ans depuis sa parution, soit jusque fin 2047...
En revanche, en France, l'application de la Convention de Berne (dont la plupart des pays sont aujourd'hui adhérents) « limite » à 70 ans à compter de la mort d'Hemingway la durée de protection. Ce qui ramène à fin 2031. Au Canada, cette durée est de 50 ans, ce qui explique que l'oeuvre d'Hemingway y soit déjà dans le domaine public...
Livres Hebdo : La durée de cette protection fait-elle aujourd'hui l'objet de batailles jurisprudentielles ?Emmanuel Pierrat : En France, l'allongement de la durée de protection a suscité une poignée de décisions rendues par la Cour de cassation à propos du maintien des « années de guerre » (affaires Monet, Albert Londres, etc.). Il en est ressorti une jurisprudence en faveur d'une sorte de rétroactivité de la nouvelle durée... Le débat judiciaire est donc clos.
De même, aux Etats-Unis, l'affaire
Eldred vs Ashcroft a donné l'occasion à la Cour suprême en 2002 et 2003 de valider le dispositif de prorogation. La contestation n'est donc plus que politique, économique ou littéraire ; mais en rien judiciaire.
Livres Hebdo : Plus précisément, que Gallimard possède ou non les droits numériques a-t-il une incidence sur l'affaire qui oppose la maison d'édition à François Bon ?Emmanuel Pierrat : Peu importe au final que l'éditeur français de la version papier détienne les droits d'édition numérique du
Vieil homme et la mer. A partir du moment où cette oeuvre est toujours protégée, en France comme dans son pays d'origine, la vraie question est de savoir, si celui qui entend publier une nouvelle traduction est autorisé par les ayants droit américains à le faire (que Gallimard dispose ou non des droits !)
Livres Hebdo : En termes de droits d'auteur, la traduction n'a-t-elle pas un statut particulier ?Emmanuel Pierrat : La traduction est une oeuvre dérivée, qui nécessite de respecter les droits patrimoniaux ainsi que les droits moraux. En clair, il faut en passer par un accord écrit pour en exploiter une si l'oeuvre n'est pas dans le domaine public. Et, il est indispensable que la traduction, même tirée du domaine public, ne viole pas les droits de divulgation, de respect de l'oeuvre, de respect du nom...
Toutefois, la traduction est en elle-même protégée, jusqu'à soixante-dix ans après la mort du traducteur.... Cette protection est indépendante de celle de l'oeuvre de départ ! Ce qui explique, par exemple, que le titre
Les Hauts de Hurlevent, véritable création considérée comme bénéficiant du droit d'auteur selon la justice française, bénéficie d'une protection empêchant quiconque voudrait éditer une nouvelle version du chef d'oeuvre tombé dans le domaine public d'Emily Brontë de reprendre le même intitulé...