En Norvège, le livre est un écosystème restreint mais innovant. Editeurs, auteurs et pouvoirs publics réinventent les équilibres économiques et culturels de la chaîne du livre, chamboulée par le développement massif du livre audio.
Ase Ryvarden, directrice de la maison Aschehoug, décrypte un modèle où la résilience passe par l’adaptation technologique, le soutien à la création locale et une vigilance éthique face à l’intelligence artificielle. « Nous voulons que nos enfants apprennent en norvégien. Cela suppose une offre éditoriale forte, en livres comme en services numériques », confie-t-elle à Livres Hebdo dans son bureau d’Oslo.
Un secteur éditorial à la croisée des chemins
La quinquagénaire dirige l’une des trois principales maisons d’édition norvégienne, fondée en 1872, et incarne la transformation d’un secteur à la croisée de l’innovation technologique, du soutien public à la culture, et d’un bouleversement profond des usages de lecture. En 2024, le marché a représenté 160 millions d'euros, en baisse de près de 4% sur l'année.
« Le plus grand bouleversement ? L’audio, sans aucun doute, assure-t-elle. En cinq ans, le marché a doublé. Aujourd’hui, 63 % des exemplaires vendus sont des livres audio en streaming », constate-t-elle.

En effet, entre 2020 et 2024, les ventes physiques de livres ont chuté d’1,2 million d’exemplaires, selon le rapport annuel de Den Norske forleggerforening, l’équivalent du Syndicat National de l’Edition en Norvège (lire ci-après). Le format audio, lui, explose, avec 14 millions de titres écoutés en 2024, contre 6,5 millions en 2019. Les genres les plus consommés sont le polar (60 %) et la littérature jeunesse, très prisée des parents soucieux de limiter le temps d’écran.
Pour répondre à cette demande, Aschehoug a investi dans Fabel, une plateforme de streaming audio concurrente de la suédoise Storytel. « C’est un peu comme Disney+, explique Ase Ryvarden. Chaque service tend à valoriser ses propres titres. Nous, on pousse nos auteurs phares comme Pascal Engman ou Jo Nesbø ». Mais le modèle économique reste fragile. « Un exemplaire audio rapporte un tiers de ce qu’un livre papier générerait. Et produire un bon enregistrement reste coûteux : studio, acteurs, montage… », énumère-t-elle.
Baisse générale de la lecture
Comme en France, la Norvège et ses 5,5 millions d’habitants est victime d’une baisse générale de la lecture. « Chez les garçons issus de l’immigration, le taux d’illettrisme fonctionnel devient critique, prévient-elle en estimant que « c’est devenu un enjeu national ».
D’autant que le secteur scolaire, important dans l’équilibre du marché du livre en Norvège comme dans de nombreux pays, accuse le coup, selon la dirigeante, d’une réforme éducative inaboutie : les ventes de manuels ont chuté de 100 millions de couronnes (près de 9 M€), du fait d’une transition numérique partielle et de budgets publics insuffisants. « On parle beaucoup ici du bon équilibre entre le papier et le numérique. Notre slogan est : ‘les écoles doivent pouvoir se permettre les deux’ », témoigne-t-elle. Mais passer du slogan à l’acte prend plus de temps. « Ce qui a surpris tout le monde, c’est l’échec relatif du livre numérique, et le triomphe de l’audio, analyse-t-elle. Ce sont d’autres lecteurs : pas des critiques ou des universitaires, mais des usagers, souvent jeunes, qui écoutent en conduisant, en cuisinant… »

Heureusement, le marché norvégien peut compter, en plus des nouveaux usages, sur l’émergence de nouveaux talents. Il reste porté par l’édition norvégienne elle-même, grâce à un système de soutien public puissant (préachats par le Conseil des Arts, subventions à la traduction, aides aux auteurs). Ce dispositif permet d’amortir la baisse du commerce traditionnel, et de soutenir l’émergence de nouvelles voix comme celle d’Oliver Lovrenski, 19 ans, qui a conquis les librairies avec une fiction urbaine en argot, devenue best-seller. « Tout le monde s’est passé le manuscrit, se rappelle Ase Ryvarden. Une semaine après, on signait. Il a gagné tous les prix. C’est notre révélation ».
Montée en puissance des livres vendus en VO
Avoir des auteurs locaux qui performent est gage de perspectives, notamment face à la montée en puissance de la VO anglaise dans les librairies, autre problématique du marché. « Beaucoup de lecteurs achètent désormais la version originale en anglais », confirme l’éditrice qui assure qu’« il devient plus pertinent de traduire des ouvrages italiens, allemands ou islandais, qui ne sont pas accessibles autrement ».

Le marché du livre norvégien a vu ses ventes totales baisser de 4 % en 2024, mais la littérature générale est restée quasiment stable (–0,3 %). Ce maintien masque une réalité plus dure. « Les formats évoluent. On échange des modèles rentables contre des modèles fragiles. Cela oblige à repenser l’édition en profondeur », concède l’éditrice. Malgré tout, la passion du métier reste intacte, comme on le connait en France. « L’édition, c’est un mode de vie, conclu Ase Ryvarden. Quand un livre marche, c’est la fête. On sait pourquoi on se bat ».