Avec la parution du pamphlet La parole contraire, le lancement d’une pétition de soutien et des interventions publiques en faveur de la liberté d’expression, comme récemment à L’Escale du livre à Bordeaux, Erri De Luca est depuis quelques mois plus présent dans l’actualité comme militant politique, engagé aux côtés des opposants à la ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin et sous le coup d’un procès pour incitation au sabotage que pour son œuvre pourtant couronnée en 2013 par le prix Ulysse. Trois textes lumineux, Histoire d’Irène suivi de deux autres récits, qu’accueille comme presque chaque début de printemps Gallimard viennent donc rappeler que l’écrivain italien est avant tout l’un des grands raconteurs de la littérature mondiale. Un très sûr "conducteur d’histoires", comme se définit le narrateur du premier récit du livre, portrait d’une fille-dauphin, aux rives de la fable comme l’était déjà Le poids du papillon. Un narrateur sans femme ni enfants qui "fait l’écrivain" et partage avec Erri De Luca plus d’une caractéristique dont son goût des langues muettes, des langues primitives des textes anciens. Le voilà donc recueillant l’histoire sans paroles d’Irène, 14 ans, échouée enfant après un naufrage sur la plage d’une petite île grecque, face à la Turquie. Une orpheline sauvageonne que les habitants prennent pour une sourde-muette, à qui plus personne ne parle depuis qu’elle est enceinte. Irène, eirene ("paix" en grec), est une amphibienne : le jour terrienne, la nuit, fille de la mer, nageant "même en hiver" avec un groupe de onze dauphins guidés par une femelle adulte, une famille dont elle comprend et parle la langue, adoptée. L’adolescente, joueuse d’harmonica, sait émettre des "sifflements de mer" et écoute "en apnée" les histoires toujours sans fin d’un homme qui pourrait être son grand-père.
Erri De Luca chérit avec la même ferveur athée la montagne et la mer. Toute nature élémentaire à laquelle ses livres sont des offrandes païennes. Ici célébrée comme une mer matrice, la Méditerranée de son Sud d’enfance. Ses îles, déjà tant racontées. La Méditerranée, dans le texte Le ciel dans une étable : fin 1943, traversée de nuit sur une barque entre la côte de Sorrente et Capri libéré par les Américains. Avec, parmi les six passagers fuyant l’occupant allemand et Naples sous les bombes, un vieux juif traqué et "[s]on père Aldo de Luca", jeune sous-lieutenant des chasseurs-alpins, jamais retourné dans sa garnison en Albanie. Le fils conduisant ici encore le récit du père. C’est aussi la Méditerranée, dans Une chose très stupide, face à laquelle s’assoit un Napolitain usé, "pour sucer quelques gouttes de tiédeur aux mamelles sèches de février", au meilleur endroit de la ville à l’abri de la tramontane "qui balaie les nuages, les vieux et les enfants". C’est la mer Egée d’Irène, la mer maternelle, immense ventre où dauphins et baleines viennent naître, mer des origines, équitable, qui "aplanit les dénivellations sans tricherie". Mais aussi "une mer qui jette dehors" ceux qui émigrent et "une mer qui jette dedans" ceux qui, dans un trajet inverse, tentent d’en atteindre les côtes. Véronique Rossignol