La forme de la chronique est habile. Elle permet de suivre une histoire relativement courte - quarante ans - en convoquant beaucoup de personnages sans jamais perdre le fil du récit. Et ce fil, c'est bien celui des illusions. Illusions des premières années d'un règne attendu après une Régence libérale et libertine, période où "on mange, on s'enivre, on chante et on baise".
L'amour physique est à la mode avec des prêtres sans foi et des religieuses sans chemise. Le peuple ne participe pas à ces galipettes, et il veut bien fermer les yeux sur les frasques de cette élite pourvu qu'il puisse vivre dignement, ce qui n'est pas toujours le cas, surtout dans les régions. Les jansénistes profitent d'ailleurs de cette débauche monarchique pour alimenter la contestation, et pas seulement sur le plan de la morale.
De la fin de Louis XIV dévoré par la gangrène à un Louis XV qui s'inquiète de voir son royaume gagné par la fièvre encyclopédiste et subversive, Evelyne Lever mène son récit tambour battant. L'historienne, biographe de Madame de Pompadour et de Marie-Antoinette, montre bien la séparation qui s'opère entre le pouvoir politique à Versailles et le pouvoir intellectuel à Paris où l'on écrit, l'on s'amuse, l'on s'instruit, l'on complote. L'étoile de Voltaire n'est pas encore au plus haut, mais elle grimpe. Lettres persanes pour Montesquieu, Lettre sur les aveugles pour Diderot, le temps est à la correspondance des idées et des gens.
Evelyne Lever maîtrise aussi l'art du portrait en racontant la visite très cosaque du tsar Pierre Ier de Russie. Avec le même entrain, elle montre comment John Law découvrit les mécanismes monétaires et l'idée du billet de banque en parcourant l'Europe avec sa maîtresse, pour finir par générer une crise économique avec faillite et misère à la clé. Dans cette chronique enlevée, on croise aussi Cartouche, Marivaux ou Voltaire qui traverse ces années en prenant toujours un peu plus de densité.
Evelyne Lever s'arrête en 1756, au moment où les Encyclopédistes semblent avoir gagné le combat des Lumières. L'année suivante, Damiens attentera à la vie de Louis XV. De ce supplice inouï pour une blessure superficielle naîtront bien des désillusions. Ce sera l'objet du prochain livre...