Avant-critique Essai

Éric de Chassey, "Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter" (Gallimard)

Gerhard Richter devant son cycle Birkenau, au Frieder Burda Museum à Baden-Baden en 2016. - Photo © ude axs evb - dpa Picture-Alliance via AFP - ULI DECK

Éric de Chassey, "Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter" (Gallimard)

L'historien de l'art Éric de Chassey interroge l'articulation entre éthique et esthétique dans la série d'œuvres de Gerhard Richter se référant à Birkenau.

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Par Sean Rose
Créé le 30.05.2024 à 09h00 ,
Mis à jour le 31.05.2024 à 11h27

De l'impossibilité du beau. Souvent cité lorsqu'il s'agit de réfléchir à la question de la création artistique autour de la Shoah, Theodor W. Adorno dit qu'il est « barbare » d'écrire un poème après Auschwitz. C'est-à-dire barbare pour quelqu'un qui aurait échappé à la solution finale planifiée par les nazis, barbare parce que tout survivant en rédigeant ce poème se réinscrirait dans l'idée de culture telle qu'elle a été avant la catastrophe et, partant, ferait fi de ce qui est advenu - la négation même de l'humanité. Bien sûr qu'écrire un poème après Auschwitz demeure possible. Dire l'indicible est parfois même une gageure salutaire, oserait-on dire belle... Le prouve Paul Celan, pour ne pas le citer, grand poète et survivant. Mais que se passe-t-il en matière de création, côté allemand, comment fait-on quand l'artiste qu'on est appartient à cette génération d'après-guerre qui porte la culpabilité des pères et le devoir de mémoire de toute une nation ?

Peinture figurative, abstraction, photographie, installation... Gerhard Richter est un artiste protéiforme qui a évolué au cours de sa longue carrière entre différents médiums. Né en 1932 à Dresde, à l'Est, et transfuge avant la chute du Mur de Berlin, il est de ceux qui, à travers leurs productions artistiques, se sont confrontés à l'histoire et à la politique de l'Allemagne d'après-guerre (détournement d'images du quotidien de la société capitaliste, série sur la Fraction armée rouge) mais également à son impossible et néanmoins nécessaire héritage...

En 2014, Richter achève un cycle composé de quatre toiles abstraites intitulé Birkenau - en référence aux camps de la mort éponymes, faisant partie du complexe Auschwitz-Birkenau, « devenu synecdoque du processus génocidaire antisémite ». Cet ensemble de grand format entend interroger la possibilité de représenter l'horreur de l'Holocauste. Dans la salle qui lui est dédiée, dans le cadre de l'exposition « Gerhard Richter. 100 œuvres pour Berlin » à la Neue Nationalgalerie de Berlin (depuis le 1er avril 2023 jusqu'en 2026), les commissaires d'exposition ont accroché également Miroir gris (2019), assemblage de quatre miroirs de même dimension que celle d'un cycle de tableaux ainsi que ce qui est désigné dans le communiqué de presse comme Photographies Birkenau 1944 (2015), à savoir quatre clichés aux dimensions sous verre. Or, comme le soulève Éric de Chassey dans son nouvel essai Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter, cette monstration d'œuvres juxtaposées, quoique toutes traitant de la question du génocide des Juifs et puisant dans l'iconographie concentrationnaire nazie, pose problème. Si l'historien de l'art ne remet pas en cause leur statut de chefs-d'œuvre ni l'intention première « louable » de l'artiste - mais gare à « l'hubris dangereuse » -, le peintre si grand soit-il peut-il « "tout" peindre » ? Cette façon d'exposer ces images de Birkenau, en les esthétisant et ne les recontextualisant pas suffisamment, les banalise et les spectacularise dans le même temps.

Éric de Chassey
Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter
Gallimard

Tirage: 2 000 ex.
Prix: 20 € ; 104 p.
ISBN: 9782073058027

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