Avant-critique Essai

Le langage des pleurs. Les sanglots, autrement dit le flot de larmes incontrôlables. C'est une gageure de prendre un sujet comme celui-ci, de le circonvenir, de le réduire pour en tirer l'essence de quelque chose, comme ce sentiment d'une impuissance devant les faits. Envisager une philosophie des sanglots revient en effet à réfléchir au sens, à la portée et à l'expérience humaine de cette manifestation émotionnelle si particulière. Abordant notamment les dimensions du langage corporel et de la temporalité, l'entreprise relève tout à la fois de l'anthropologie, de l'éthique, de la politique, de l'esthétique et même de l'ontologie.

Tous ces aspects plus ou moins complexes n'effraient pas la brillante et jeune philosophe Estelle Ferrarese (université de Picardie Jules-Verne). Elle a déjà signé Niklas Luhmann, une introduction, sur l'œuvre du sociologue allemand (Pocket, 2007), et Éthique et politique de l'espace public, une analyse de la pensée d'Habermas (Vrin, 2015). Elle a également publié La fragilité du souci des autres, une étude sur Adorno (ENS Éditions, 2018), et Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique (Vrin, 2023). Elle élargit ici son champ d'investigation en abordant un thème en apparence plus grand public mais moins simple qu'il n'y paraît. De ce défi théorique, elle tire un essai profond sur les émotions qui se distingue par la qualité du style et son approche plurielle.

Pour bien faire comprendre la richesse du sujet, Estelle Ferrarese illustre ses analyses par des grands auteurs : Barthes, Foucault, Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze. Elle y ajoute aussi des exemples tirés de la littérature (Beckett, Proust), du cinéma (Duras, Pasolini), de la danse (Pina Bausch) ou de l'art contemporain (Marina Abramović). Dans tous les cas, un corps qui sanglote est un corps qui se cogne à la réalité du monde. Face au mal, il convoque les pleurs dans une sorte de manifestation d'impuissance. « Ce que défont avant tout les sanglots, c'est le sujet. »

Mais que peut-on tirer d'une telle investigation, au-delà du vivifiant exercice intellectuel ? D'abord le fait que les sanglots concernent les femmes comme les hommes. Simone de -Beauvoir écrivait que les corps féminins étaient plus « habitués » à l'impuissance que ceux des hommes. Estelle Ferrarese poursuit ce constat de résignation en allant plus loin. Elle propose une philosophie féministe du sanglot dans le sens où elle y réintègre la dimension virile. Non, les sanglots ne seraient pas que féminins et la mélancolie masculine.

En fin de compte, cette philosophie du sanglot traite de la vulnérabilité. C'est elle qui, pour Simone Weil, peut rapprocher l'humain de l'absolu ; c'est encore elle qui, chez Lévinas, exprime la douleur ou l'appel à l'autre ; c'est toujours elle qui, selon Hannah Arendt, exprime un moment de solidarité ou de reconnaissance partagée d'un traumatisme. Tout simplement parce que le sanglot croit encore en l'avenir alors que la mélancolie s'en fiche. Ce livre très original aide à mieux aborder les émotions personnelles et collectives. Et il invite à prendre en considération une philosophe de tout premier plan.

Estelle Ferrarese
Une philosophie des sanglots
Rivages
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 19 € ; 288 p.
ISBN: 9782743665548

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