Comment pardonner lorsqu'on vous a volé votre enfance, qu'on a abusé de vous ? Pour que pardon soit accordé, encore faudrait-il que celui qui a perpétré de tels actes demandât à sa victime cette grâce. Eve Ensler, qui fut abusée par son père de l'âge de cinq à dix ans, s'est toujours demandé pourquoi. Pourquoi, pourquoi, pourquoi... le mot ne cesse de tourbillonner dans sa tête, obsédant. La question hante l'auteure des Monologues du vagin qui revient avec un livre où son défunt père s'adresse à sa « chère Evie ». Pardon est une longue missive d'outre-tombe, écrite avec une voix, des mots qui sont ceux du père, et des mots qu'il n'a pas su non plus prononcer. « J'avais toujours eu envie de le faire parler, explique Eve Ensler avec un sourire charmant qui désarmerait le loup, mon père parlait certes, mais dans une langue que je n'aimais pas particulièrement, le dur langage de l'ordre, du pouvoir, l'idiome emprunté de la rigueur morale. Ses raisons propres, il ne les a jamais données. »
Adorée
Eve Ensler naît en 1953 à Manhattan, au cœur de la Grosse Pomme, puis grandit en banlieue new-yorkaise, « un quartier propret avec maison, gazon et palissade blanche autour ». Eve est l'enfant du milieu, entre un frère aîné et une petite sœur. Elle est l'enfant chérie du père, dirigeant d'un grand groupe de desserts glacés. L'enfant « adorée, pas aimée », précise-t-elle, elle était sa chose, son objet... de désir. Mais l'objet s'affirme comme sujet. La petite fille sait que quelque chose ne tourne pas rond, elle regimbe, dit non. L'affection malsaine se transforme en violence insensée - coups, sévices, dénigrement. Les nazis avaient cette phrase : « il n'y a pas de pourquoi. » La grande lectrice de Hannah Arendt est d'accord sur la banalité du mal mais elle ne se résout pas à ce qu'il n'y ait pas de raisons, pas de « structure » derrière de tels comportements, derrière cette toute-puissance, ce sentiment d'absolue impunité, cette adoration dont son père fut l'objet de la part de sa propre mère qui reproduisait le schéma. Derrière tout ça, pour Eve Ensler, il y a le patriarcat.
Adolescente, elle est rebelle, boit, va à droite, à gauche, sans respect de soi. « J'étais une épave », se rappelle-t-elle. Dans le naufrage elle se découvre néanmoins une passion - le théâtre, elle réussit à décrocher l'admission en cours d'art dramatique à la prestigieuse université de Yale. C'est payant. Son père ne veut pas payer. Etudes avortées, petits boulots et début d'une galère qui la mène quand même au succès que l'on sait, avec Les monologues du vagin, traduit en 48 langues, un best-seller mondial. Inspirées par une actrice célèbre ménopausée qui lui avait parlé sans ambages de la sécheresse de son vagin, ces confessions de femmes par l'intime sont montées à Broadway, les représentations affichent complet chaque soir, après le spectacle, toutes témoignent de harcèlement, d'abus, de viol. Avec d'autres féministes, Eve Ensler crée le V-Day, journée de lutte contre la violence faite aux femmes, « V » comme vagin, victoire et Valentin, le 14 février, la date choisie pour l'événement.
Les sixties furent synonymes de sex, drug and rock'n'roll mais Eve Ensler décide de se désintoxiquer ; après s'être sevrée de l'alcool et de la drogue, l'écrivaine voit l'amnésie des dix premières années de sa vie se dissiper laissant place aux maux, et aux mots qui les réparent et rendent justice.
Pardon
Denoël
Tirage: 9 500 ex.
Prix: 16.9 euros
ISBN: 9782207158609