"Faire de Houellebecq un économiste serait aussi honteux que d’assimiler Balzac à un psycho-comportementaliste." D’autant que l’écrivain cafardeux pense qu’il n’y a rien à comprendre à l’économie… Bernard Maris a donc finement transformé son sujet. Ce n’est pas le Houellebecq économiste qui l’intéresse, mais ce que son œuvre nous dit du monde économique qui nous entoure et de cette époque avec laquelle nous ne cessons de passer des compromis honteux. "Aucun romancier n’avait, jusqu’à lui, aussi bien perçu l’essence du capitalisme, fondé sur l’incertitude et l’angoisse."
Pour le prouver, celui qui tient la chronique d’"Oncle Bernard" dans Charlie Hebdo, que l’on voit débattre sur les plateaux de télévision et qui enseigne à l’Institut d’études européennes (Université de Paris-8), analyse cinq romans de Houellebecq qui envisagent chacun un aspect du malaise économique. Extension du domaine de la lutte traite de la compétition chez les cadres, Les particules élémentaires de l’individualisme consumériste, Plateforme de la commercialisation du sexe, La possibilité d’une île de la société post-capitaliste et La carte et le territoire de la notion de "destruction créatrice", chère à Joseph Schumpeter.
La plume alerte de Bernard Maris s’en donne à cœur joie pour abonder dans le sens de l’écrivain et pour distiller un savoureux cours d’économie lucide contre la vision du monde comme volonté de commercialisation. "Aucun philosophe ne peut prétendre atteindre au centième de la vérité portée par un grand roman." Avec ses personnages pris dans la violence du marché et la morbidité du capitalisme outrancier, Houellebecq nous en dit plus que bien des traités sentencieux. Chez lui, la dépression n’est pas qu’économique… D’ailleurs, il déteste le bonheur quantifiable, le bien-être sur-mesure, le confort à la demande. "Le capitalisme, écrit-il dans Plateforme, est dans son principe un état de guerre permanente, une lutte perpétuelle qui ne peut jamais avoir de fin."
Comme chez Balzac ou chez Céline, la haine du bourgeois se retrouve comme un précipité dans les phrases de Houellebecq. La prolifération des hommes détruit la nature. Cela tombe bien, il déteste la nature… En revanche, il ne supporte pas que cette idéologie mercantile, dans sa précision chirurgicale, fasse tant souffrir au travers des principes de l’offre et de la demande.
L’économiste Bernard Maris, marié à Sylvie Genevoix décédée en 2012, avait signé un émouvant essai sur Maurice Genevoix face à Ernst Jünger (L’homme dans la guerre, Grasset, 2013), prouvant le crédit illimité qu’il accordait à la littérature. Dans son essai, il rapproche Houellebecq de son économiste favori, John Maynard Keynes, l’élégant britannique membre du groupe de Bloomsbury qui mettait cette pseudo-science après les arts et les loisirs. Arrêter de compter pour prendre le temps de lire…
Laurent Lemire