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Il faut avoir le cœur bien accroché quand on travaille sur la défiguration et n’éprouver aucune lassitude face à la répétition de l’horrible. Sophie Delaporte regarde les choses en face. Une pointe d’accent du Nord trahit sa gentillesse et sa détermination. Stéphane Audoin-Rouzeau ne s’y est pas trompé. Alors qu’il était son professeur à l’université d’Amiens, le grand spécialiste de la Première Guerre mondiale oriente la jeune étudiante vers un sujet jusqu’alors peu exploré : les gueules cassées. Dans son esprit, il songe surtout à la reconstruction sociale de ces hommes défigurés. Mais Sophie Delaporte va plus loin. Elle s’intéresse aussi à l’histoire de la chirurgie maxillo-faciale ou à la manière dont les psychiatres ne se sont pas occupés de ces traumatismes. "Pour les historiens, déplore-t-elle, ce que je faisais n’était pas tout à fait de l’histoire. Je m’intéressais aux corps, aux visages, à la chair meurtrie."

 

Bienveillance

D’articles en livres, elle a poursuivi sa recherche. Et tout comme Stéphane Audoin-Rouzeau, que son travail sur la violence des combats en 1914-1918 a conduit au génocide rwandais, Sophie Delaporte en est venue à s’intéresser aux soldats blessés de la face dans les conflits contemporains. "En élargissant ma réflexion dans le temps et dans l’espace, j’ai voulu croiser les regards et les attitudes sur le sujet." Dans son nouvel ouvrage, Visages de guerre, elle montre que les premiers clichés de ces atteintes faciales furent pris pendant la guerre de Sécession. "On voulait montrer les horreurs de la guerre. Après, on n’a plus voulu les voir. La mort est devenue de plus en plus insupportable."

Son enquête expose ce que l’on ne veut plus voir de la réalité de la guerre, sur la partie la plus vulnérable du corps. "Plus la reconstruction faciale est importante, moins les dégâts psychologiques sont grands. Mais il faut aussi prendre en compte les blessures invisibles, celles qui sont provoquées par la rencontre avec la mort. Ce sont les plus profondes." Pour preuve, elle cite le témoignage du cinéaste et écrivain Pierre Schoendoerffer auquel elle a consacré son habilitation à diriger des recherches. "Il a filmé les soldats en Indochine et il n’a jamais pu oublier ce qu’il a vu et vécu."

Sophie Delaporte semble, curieusement, à l’aise dans ces traumas de guerre, sans doute parce qu’il y circule beaucoup de bienveillance. "Lors d’un choc, d’une blessure grave, tout se passe dans l’immédiateté de la prise en charge. On constate la culpabilité des chirurgiens quand ils ne parviennent pas à réduire les plaies, à reconstruire." Pour Visages de guerre, elle a discuté avec son éditeur sur ce qui était regardable. "Finalement, par dégoût, pudeur, honte ou refus de savoir, il fut décidé de ne pas montrer ces visages de la guerre. C’est pourtant dans la chair de ces visages que s’est inscrite la guerre. Ces visages, ce sont des hommes." Il y a dans la constance de Sophie Delaporte une dimension éthique, un regard sur ce qui figure l’humanité et sur ce qui la défigure aussi.

Laurent Lemire

Sophie Delaporte, Visages de guerre. Les gueules cassées, de la guerre de Sécession à l’Afghanistan, Belin. Prix : 23,50 euros ; 360 p. Sortie : 24 mars. ISBN : 978-2-7011-9088-4

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