Plus récemment, Michel Desmurget, neuroscientifique, reçoit un succès médiatique impressionnant (TF1, Radio France, presse quotidienne et hebdomadaire) pour son livre récemment sorti et au titre choc : Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital (Le Seuil).
Sur la base d’un travail de documentation important, l’auteur démontre l’importance de la lecture dans le développement intellectuel des enfants. L’injonction à lire ne résulte donc pas d’un principe moral, d’une nécessité à rendre hommage aux auteurs du patrimoine ou même d’un devoir civique. La lecture porte en elle des vertus dans les apprentissages qui méritent qu’elle soit pratiquée. Les parents et l’école ont à transmettre et soutenir la lecture pour le bien des enfants et du pays.
Il ne s’agit pas de remettre en cause les travaux des neuroscientifiques sur l’apport de la lecture. On peut toutefois enrichir le point de vue en se penchant sur les conditions sociologiques de possibilité du programme « faites-les lire ! ». De même que Michel Desmurget a raison de pointer le fait que le « plaisir de lire » ne saurait suffire à convaincre les non-lecteurs car il leur faut une capacité de décodage minimale, de même l’impératif de « faites les lire ! » n’est compatible ni avec la manière dont les jeunes ont à se construire aujourd’hui ni avec le lien familial contemporain devenu structurellement relationnel.
Les jeunes ont à construire leur monde
Tant que les jeunes ne sont pas autonomisés de leurs parents (avant la fin du primaire), les parents peuvent effectivement faire de la lecture une pratique familiale. Et, par exemple, la part de lecteurs intensifs (au moins 20 livres dans l’année) est deux fois plus importante chez les adultes issus d’une famille dans laquelle la lecture occupait une place « très importante » que chez ceux issus d’une famille valorisant moins cette pratique (Enquête CNL 2021). Mais ce moment enchanté trouve un terme dans le passage à l’adolescence où les enfants ont à se construire comme un « je » personnel distinct du « nous » familial. Ils le font par l’intermédiaire d’un « nous générationnel » qui leur permet de se définir par les pairs à la fois à distance des parents et pas encore de façon réellement autonome. Les jeunes de la deuxième modernité (environ depuis les années 1960) n’ont plus le choix, ils doivent se construire au moins en partie séparément de leurs parents. Et ceux-ci adhèrent eux-mêmes à cette norme sociale qui les prive de leur pouvoir sur leurs enfants.
Cela signifie qu’à partir de l’adolescence, l’impératif n’est plus opérant. Il apparaît uniquement comme la confirmation d’une tutelle dont il s’agit de s’affranchir. Toute injonction est perçue avant tout comme une entrave dans la construction de soi et comme une ingérence dans l’émergence d’un « moi » réellement personnel. Autrement dit, le risque est extrêmement puissant que le « faites-les lire ! » se mue en « surtout ne lisons pas » de la part des adolescents…
Cela ne signifie pas que les parents (et par extension), les adultes n’ont aucune possibilité d’action sur la lecture des adolescents. Celle-ci est juste conditionnée à l’établissement d’une relation interpersonnelle si loin d’un principe abstrait.
La famille est désormais relationnelle
Parce que les enfants ont à se construire comme des individus autonomes à partir de l’adolescence, la famille n’est plus ce qu’elle a pu être à savoir le lieu de reproduction et de transmission verticale et automatique des pratiques sociales. Les parents ne peuvent plus (et ne veulent d’ailleurs plus) réduire leur action à celle d’opérateur d’application d’une norme éducative impersonnelle. Ils ont vu leur(s) enfant(s) grandir, hésiter, s’épanouir, souffrir, changer d’avis, trouver leur voie, etc.
La famille contemporaine est structurellement devenue relationnelle c’est-à-dire qu’elle suppose des parents comme des enfants la construction d’un lien qui ne fait pas disparaître les individus derrière les statuts. Les enfants ne sont donc pas seulement une matière standard à façonner y compris comme lecteurs. Ils sont à prendre en compte dans la singularité de ce qui les compose. Et si ces derniers ne placent pas la lecture (et notamment de livres vs celle de mangas) parmi leurs priorités (ni celle de leur génération), il sera difficile à leurs parents de leur imposer le contraire. De même que, plus tard, ils n’interviendront pas dans le choix du conjoint de leur enfant, de même on les voit mal imposer et réguler leurs pratiques de lecture. Le risque est par trop important puisqu’il s’agit tout simplement de la possibilité même de conserver le lien intergénérationnel, celui qui assure le soutien des parents aux enfants et réciproquement. Et, à la prudence, au tact des parents répondent ceux des enfants qui évitent de blesser leurs parents et montrent des signes de bonne volonté (en acceptant d’emprunter des romans à la bibliothèque pour les plus jeunes, ou de recevoir des cadeaux de livres pour les plus âgés).
L’impératif est passé de mode
La lecture regorge donc de vertus dont la (neuro)science atteste. Mais la réalité sociologique constitutive de notre époque ne peut pas non plus être ignorée. Aussi longtemps que notre société sera portée par un modèle démocratique, la promotion de la lecture suppose donc de prendre en compte ces deux dimensions simultanément. On ne pourra pas faire des adolescents des lecteurs malgré eux. Inversement, la mise à l’écart de la lecture de livres n’est pas la meilleure voie du développement des individus et de notre société.
Dès lors, quelle alternative à l’impératif ? Enfance et petite enfance sont des moments privilégiés au cours desquels les parents (informés de l’enjeu) et les institutions (crèches, écoles préélémentaires et élémentaires, etc.) ont l’opportunité de faire entrer les nouvelles générations dans la lecture par leur exemple et la mise en situation de la lecture (lecture partagée notamment).
A l’adolescence, tout impératif devient strictement contre-productif. Tout plaidoyer pour la lecture qui démarre (ou s’achève) par cette injonction est vouée à l’échec. On pense à ce cri de notre ministre Bruno Le Maire : « Arrachez-vous de vos écrans ! Lisez ! ». Comment ne pas voir que, malgré la force de l’argumentaire, cela ne peut qu’encourager à la prudence les adolescents qui ne seraient pas déjà lecteurs ?
La lecture (surtout de livres), plus que bien d’autres pratiques, suppose un engagement personnel et dans la durée que ne peut susciter la contrainte. On entre dans la lecture par des exemples incarnés, des découvertes personnelles, des relations affectives, des transmissions fines. Autant de réalités qui ne sont pas encore réductibles à la neuroscience…