Ceci n’est pas un catalogue ! Pour François Cusset et les auteurs invités comme l’économiste Frédéric Lordon ou l’historien du rock Michka Assayas, il ne s’agissait pas de fournir la trame contextuelle de l’exposition "1984-1999. La Décennie" présentée par le Centre Pompidou-Metz (du 24 mai 2014 au 2 mars 2015) mais bien de proposer un récit "transversal, pluridisciplinaire et résolument engagé" de ces années-là. Et le pari est réussi.
Une décennie n’est qu’une convention temporelle. Comment la dessiner, comment en parler, comment la caractériser ? C’est ce à quoi s’emploient la dizaine de contributeurs qui remettent en mémoire les moments forts de cette période : la chute du mur de Berlin, l’effondrement du communisme, la montée en puissance des pays que l’on disait alors émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Voilà pour le contexte global que nous rappelle la chronologie placée en fin de volume. Pour le reste, ces dernières années du XXe siècle furent celles de l’étonnement face à la globalisation en pensant que l’histoire allait finir. Mais à quoi ressemblerait cette fin de l’histoire ? Aujourd’hui, on sait que ce ne fut qu’un leurre après le génocide des Tutsi ou les procès de Paul Touvier et de Maurice Papon.
Il ressort de ce collectif l’inquiétante étrangeté d’un siècle finissant qui n’a pas l’air de finir justement. On constate la lente agonie de la classe ouvrière et l’apparition des classes dites "dangereuses", celles des banlieues, qui n’ont pas plus de travail mais veulent se faire entendre dans une époque où le libéralisme a triomphé par défaut. "Car que se passe-t-il quand, au terme de trente glorieuses qui l’ont musclée, la bête - c’est-à-dire l’économie de marché - est devenue la seule réalité pensable et le seul horizon digne d’être mondialement rêvé ?" écrivait Serge Daney.
L’image et la bande-son de ces années 1990 témoignent de cette absence d’acteurs collectifs. La télévision n’avait pas encore été supplantée par Internet chez les jeunes. Les écrans étaient encore dans les salons, pas dans les poches. Et on regardait l’apparition médiatique du dopage dans le sport tandis que le cinéma puisait son inspiration dans les séries TV. Pour François Cusset, ces années à l’âge du sida peuvent être cernées par trois livres : celui de Francis Fukuyama sur La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992), Spectres de Marx de Jacques Derrida (Galilée, 1993) et La mésentente de Jacques Rancière (Galilée, 1995). Ce fut aussi la période de l’émergence de maisons d’édition informatives et militantes comme Allia, Climats, Raisons d’agir ou La Fabrique, avec des auteurs comme Michel Bounan, Jean-Claude Michéa, Serge Halimi ou André Schiffrin.
On ne donne un sens au passé qu’en fonction de nos inquiétudes présentes. Cette Histoire (critique) des années 90, avec ses multiples entrées, ouvre autant de pistes qu’elle suscite de stimulantes interrogations.
L. L.