Histoire de l'édition

Flammarion/1 : une famille, des entreprises

L’immeuble des 26 et 28, rue Racine à Paris, construit par l’architecte Alfred Fasquelle, père d’Eugène Fasquelle ; les éditions y emménagent en janvier 1900. - Photo Archives Flammarion.

Flammarion/1 : une famille, des entreprises

La maison d’édition créée par Ernest Flammarion fête le mois prochain son 140e anniversaire. L’événement suscite une exposition à l’Imec à partir du 30 mai à Caen. Un livre coédité par Gallimard et Flammarion, Flammarion 1875-2015. 140 ans d’édition et de librairie, revient sur l’histoire de la maison que nous raconte l’historien Pascal Fouché.

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Créé le 01.05.2015 à 04h04 ,
Mis à jour le 22.05.2015 à 11h22

Issu d’une famille de merciers de Haute-Marne installée en 1855 à Paris après un mauvais investissement dans une tuilerie, Ernest Flammarion est né le 29 mai 1846 (1) à Montigny-le-Roi ; il est le troisième de quatre enfants, dont l’aîné est le futur astronome Camille Flammarion. Il travaille très jeune comme camelot, puis dans une maison de tissus en gros avant d’entrer en 1867, grâce à son frère, comme voyageur à la Librairie académique Didier (2).

Arbre généalogique réalisé pour le 40e anniversaire de mariage d’Ernest Flammarion et d’Eugénie Conty. A gauche, sous Eugénie, leur fils Albert et sa femme Berthe Engel, et au-dessous leurs trois enfants, Micheline, Jean et Armand ; à droite Charles et sa femme Madeleine Engel et leurs deux enfants, Jacqueline et Henri (le troisième, Claude, naîtra neuf ans plus tard).- Photo ARCHIVES FLAMMARION.

Voulant devenir libraire, il entre comme commis chez Charles Marpon, en juillet 1874, dans les galeries du théâtre de l’Odéon ; ils s’associent en juin 1875 sous le nom de Ch. Marpon et E. Flammarion (3). Prévue pour durer trois ans, la société sera prolongée en 1878, puis en 1882. Entre-temps, ils ont racheté des droits et des stocks à d’autres éditeurs, ouvert cinq nouvelles librairies dans Paris et publié des livres dans tous les domaines, littéraire, scientifique, pratique…

En 1883, ils reprennent la moitié de la Bibliothèque Charpentier, créée par Gervais Charpentier et désormais dirigée par son fils Georges. En quelques années ils en possèdent les trois quarts et font entrer au capital le gendre de Marpon, Eugène Fasquelle.

Charles Marpon meurt à 51 ans, le 25 juin 1890. Ernest Flammarion dédommage ses héritiers en leur laissant la Bibliothèque Charpentier et devient seul propriétaire de l’entreprise qui prend le nom d’E. Flammarion, Editeur. Il délègue la gestion des librairies à son beau-frère, Auguste Vaillant, puis, le 29 juin 1895, l’associe à parts égales dans une société destinée à gérer les librairies dont la raison sociale est E. Flammarion & A. Vaillant. Ils possèdent alors dix librairies dont une à Versailles.

Un immeuble construit par Alfred Fasquelle rue Racine

Les Editions se sont installées dès mars 1882 au 26, rue Racine (Paris 6e). Reprenant l’immeuble du 28, Ernest fait démolir les deux pour en faire construire un nouveau par l’architecte Alfred Fasquelle, père d’Eugène. Ils y emménagent en janvier 1900.

Ernest a trois enfants, Albert (né le 20 mars 1877), Charles (né le 28 septembre 1884), et Sylvie ; ses deux fils et son gendre, Alfred Monprofit, commencent à travailler avec lui jusqu’à ce qu’il fasse comprendre à ce dernier "qu’il était préférable qu’il cherchât sa voie dans d’autres affaires". Il explique qu’il aurait pu devenir l’un des associés s’il n’avait tenté "de diviser la famille, de mettre à l’écart l’un des fils et de s’imposer à tous".

Le 2 juillet 1909, il fait entrer ses fils comme associés dans la maison d’édition. Il conserve 60 % de Flammarion & Fils dont ils se partagent 40 %. Le décès d’un associé et son remplacement par ses enfants sont prévus dans les statuts mais il est spécifié que "les filles et femmes ne pourraient être que commanditaires", donc qu’elles ne pourront en aucun cas gérer la société. Cette règle, qui s’explique probablement par sa déception envers sa fille, marquera toute l’histoire de la maison.

Le 14 janvier 1913, Ernest Flammarion et Auguste Vaillant forment une nouvelle société pour les librairies en faisant entrer chacun leurs fils, Albert et Charles Flammarion, Georges et Jean Vaillant, et Paul Delloue, gendre d’Auguste. La raison sociale devient Flammarion, Vaillant et Compagnie mais la dénomination reste E. Flammarion & A. Vaillant. Chaque famille possède la moitié de la société, qui gère désormais onze librairies dont trois en province.

C’est aussi en 1913 que les Flammarion confient la direction littéraire aux frères Fischer, Max et Alex, auteurs de romans légers qui fréquentent le Tout-Paris. Le 1er février 1914, la nouvelle "Select-Collection", créée sous leur direction, fera les beaux jours des éditions. Le 15 décembre 1916, Le feu d’Henri Barbusse obtient le prix Goncourt ; c’est un immense succès.

Une maison prospère

Le 2 janvier 1919, Ernest Flammarion se retire de Flammarion & Fils au profit d’Albert et de Charles qui en deviennent chacun propriétaire pour moitié. La société prend le nom de Librairie Ernest Flammarion, qu’elle conservera jusqu’en 1996. A 72 ans, Ernest laisse à ses fils une maison prospère. Albert s’occupe plus particulièrement des librairies et Charles des éditions, mais les décisions se prennent en commun.

Auguste Vaillant meurt le 24 juin 1921 ; ses héritiers restent associés dans les librairies mais, suite à des contestations sur ce qui leur revient, ils acceptent de revendre progressivement leurs parts à Albert et Charles, qui rachètent également celles de leur père. Le 6 février 1925, la raison sociale devient Flammarion Fils et la dénomination Les Librairies Flammarion. Le capital appartient pour moitié à chacun des frères. Ils sont dès lors seuls propriétaires de la Librairie Ernest Flammarion et des Librairies Flammarion, les deux sociétés ayant la même raison sociale, Flammarion Fils.

En 1928, une brouille entre les Fischer entraîne les Flammarion dans un long procès ; seul Max reste directeur littéraire et ils seront condamnés solidairement à indemniser Alex. Le 2 février 1928 meurt Eugénie Flammarion, la femme d’Ernest. Sa succession ouvre un conflit avec leur fille Sylvie qui revendique son héritage y compris sur les sociétés. Ernest, qui avait institué ses fils légataires universels et précisé dans son testament que la part de sa fille devait être "limitée au minimum que la Loi m’oblige à lui laisser", doit négocier et propose de régler sa propre succession par anticipation. Le conflit dure cinq ans jusqu’à un accord qui dédommage Sylvie. Albert et Charles conservent l’immeuble et les sociétés. Ernest vivra avec une rente jusqu’à son décès le 21 janvier 1936.

La succession d’Albert

Charles Flammarion à son bureau en 1955. Derrière lui au centre son fils Henri, à droite son fils Claude et à gauche son neveu Armand. - Photo COLLECTION PARTICULIÈRE

Un an plus tard, le 15 mars 1937, Albert meurt à quelques jours de son 60e anniversaire. Il a eu trois enfants, mais l’aîné, Jean, est mort à 27 ans d’une grave maladie alors qu’il avait commencé à travailler dans la maison. C’est son frère, Armand, né le 15 février 1909, qui va succéder à son père. Flammarion Fils est transformée en société en commandite simple dont le capital appartient pour moitié à Charles et pour moitié à la veuve d’Albert, Berthe, et à ses enfants, Armand et Micheline. La dénomination reste Librairie Ernest Flammarion. Charles et Armand sont associés en nom collectif et Berthe et Micheline associées simples commanditaires. Il est prévu, en cas de décès de Charles ou d’Armand : "Si l’associé décédé laissait des descendants majeurs ceux-ci auraient le droit de devenir associés en nom collectif, mais […] dans tous les cas quels qu’ils soient les filles et femmes ne pourraient être que commanditaires". A la suite de son père, Armand s’occupe des librairies ; pour les éditions, Charles se fait aider de son fils Henri, né le 1er avril 1910, entré dans l’entreprise en 1933.

Le 13 décembre 1940, les Flammarion mettent fin à la collaboration de Max Fischer. D’origine juive, il ne peut plus exercer de fonctions de direction. Il est remplacé par René d’Uckermann. A la Libération, Charles et Armand sont interdits d’exercer pendant un mois parce qu’ils ont notamment publié une brochure sur Pierre Laval, financée par le secrétariat général à l’Information de Vichy, et le catalogue de l’exposition consacrée au sculpteur Arno Breker. Le 15 décembre 1945, au moment où, avec les professeurs Jean Hamburger et Pasteur Vallery-Radot, ils créent les éditions médicales Flammarion - qui deviendront Flammarion Médecine-Sciences -, ils reçoivent leur deuxième prix Goncourt pour Mon village à l’heure allemande de Jean-Louis Bory.

Ils reprennent à la fin des années 1940 les fonds de Jean Vigneau, Robert Marin et Le Portulan et créent les Editions Cocorico qui deviendront Deux Coqs d’or. En 1958, ils fondent avec Frédéric Ditis la collection "J’ai lu" et, en 1964, lancent avec Garnier la collection "Garnier-Flammarion".

Les gérants rendent des comptes aux actionnaires familiaux qui se réunissent une fois par an, puis trois fois après que Micheline Deloraine puis Charles Flammarion eurent associé chacun leurs trois enfants dans le capital. Etienne Lalou occupe le poste de directeur littéraire de 1964 à 1970 mais ce sera le dernier en titre. A la mort de Charles, le 26 mars 1967, Henri le remplace comme gérant auprès de son cousin Armand. L’année suivante, celui-ci fait entrer ses trois enfants au capital des sociétés et Madeleine Flammarion, veuve de Charles, fait une donation à ses petits-enfants qui entrent ainsi au capital : les trois fils d’Henri, Charles-Henri, Alain et Jean-Noël, les deux filles, Bernadette et Sylvie, et les deux fils, Philippe et Marc, de Jacqueline Thouvenot, la sœur d’Henri et les deux fils, Christian et Erik, de Claude, le frère cadet d’Henri. En février 1969, Armand et Henri rachètent à parts égales à Micheline Deloraine et à ses enfants l’intégralité de leurs 25 %. La famille d’Armand possède alors 37,50 % et les descendants de Charles 62,50 % des parts.

En juin 1974, Henri rachète celles de sa sœur Jacqueline et de ses enfants et la moitié de celles de la veuve de son frère Claude (mort en 1973) et de ses enfants. La famille d’Henri possède alors 54,16 % des parts, la famille d’Armand 37,50 % et la famille de Claude 8,34 %. L’année suivante Flammarion reprend les éditions Aubier ; en 1976, La Maison rustique, et, en 1977, Arthaud. En 1979, Garnier se retire et la collection "Garnier-Flammarion" devenue "GF" n’est plus éditée que par Flammarion. Le 17 novembre 1980, le prix Goncourt est attribué au Jardin d’acclimatation d’Yves Navarre.

Partenaires extérieurs

La quatrième génération en 1995 ; au centre Charles-Henri, à gauche Alain et à droite Jean-Noël. - Photo COLLECTION PARTICULIÈRE

En 1981, Armand Flammarion prend sa retraite et, avec ses enfants, se désengage du capital. Henri fait entrer des partenaires extérieurs : une filiale du Crédit commercial de France "pour aider le groupe familial Henri Flammarion" prend 13,33 % du capital et une proche de la famille, Marguerite Laroche Navarron, 3,33 %. Le reste se partage dans la famille. La Librairie Ernest Flammarion devient une société anonyme dont Henri est le président du conseil d’administration et son fils Charles-Henri, né en 1946, le directeur général. Les parts d’Armand dans les Librairies sont reprises par Charles-Henri et ses frères, Alain (né en 1947) et Jean-Noël (né en 1950) qui, en 1976, ont créé Flammarion 4 (la 4e génération) pour ouvrir de nouvelles librairies, principalement liées aux musées.

Le 30 juin 1982, Charles-Henri Flammarion remplace Frédéric Ditis en tant que P-DG de J’ai lu. Partisan d’un rapprochement avec Hachette, Ditis s’est heurté à l’opposition de son actionnaire majoritaire ; il va diriger la branche grande diffusion d’Hachette et revend à l’éditeur concurrent les 35,33 % de parts qu’il possède.

Henri Flammarion meurt le 19 août 1985. Charles-Henri lui succède naturellement ; directeurs généraux, ses frères le secondent, Alain dirige la distribution et Jean-Noël les librairies. Les parts des actionnaires extérieurs sont progressivement reprises et le capital redevient totalement familial à la fin des années 1980. Les héritiers d’Henri en possèdent 85,89 % et ceux de Claude 14,11 %. En 1989, ils rachètent les éditions Barrault et Audie, l’éditeur de Fluide glacial ; en 1996 ce sera le magazine Beaux-Arts.

De tout temps, outre les enfants des gérants, l’entreprise a employé des membres de la famille. En 1909, l’atelier de reliure confié à Jean Vaillant, fils d’Auguste, et en 1912 une papeterie ouverte rue de Vaugirard à Paul Delloue, son gendre. En 1964, Catherine Deloraine, fille de Micheline, entre dans la maison et dirigera le secteur jeunesse de 1983 à 1995. En 1972, Jean Flammarion, fils d’Armand, sera attaché de direction aux éditions jusqu’en 1981 et, en 1989, c’est Olivier Randon, petit-fils de Jacqueline Thouvenot, qui deviendra DRH puis directeur des opérations jusqu’à son départ chez Actes Sud en 2014.

En 1993, le groupe dépasse le milliard de francs de chiffre d’affaires. Deux ans plus tard, il reprend les éditions Delagrave et la décision est prise de faire coter la société en Bourse. La Librairie Ernest Flammarion devient Flammarion SA et 16 % des actions sont placées dans le public le 20 juin 1996. Charles-Henri Flammarion justifie l’opération par le fait de trouver des capitaux ; il rappelle qu’à chaque génération "les ressources des actionnaires ont servi à reconcentrer la quasi-totalité du capital dans les mains d’une seule branche de la famille". "Cela nous a permis, poursuit-il, de préserver notre indépendance, mais a sans doute bridé notre croissance." (4)

Vendu à RCS

Le groupe se développe effectivement : en janvier 1997, il reprend Pygmalion, en octobre 1999 Casterman et en décembre entre au capital des Puf. L’année suivante, il fait de même dans la holding familiale d’Actes Sud.

A la veille de l’ouverture de la Foire de Francfort, le 17 octobre 2000, le groupe italien Rizzoli-Corriere della Sera (RCS) reprend les 77,69 % que les frères Flammarion détiennent dans l’entreprise. L’année suivante, il sort le groupe de la Bourse en en devenant le seul actionnaire.

Dix ans avant, Charles-Henri Flammarion avait expliqué : "La question reste posée de savoir comment en France transmettre un patrimoine d’une génération à l’autre." (5) Ce qui avait été possible, et parfois difficile, pour quatre générations, s’annonçait pour lui impossible pour un passage à la cinquième : "Avec huit héritiers, trois actionnaires principaux bénéficiaient de la protection de l’outil de travail, cinq des huit enfants devaient vendre leurs actions pour payer les droits", explique-t-il après la vente (6). Dans une lettre aux salariés, il écrit : "Vous comprendrez que, si j’ai fait ce choix pour la maison que ma famille contrôle et dirige depuis 1876, c’est par conviction profonde que cette décision difficile est la meilleure pour l’avenir de nos marques, de nos auteurs, de nos lecteurs, de nos clients et de tous les collaborateurs engagés dans le développement de Flammarion."

Charles-Henri Flammarion quitte la société en novembre 2003 et Teresa Cremisi en devient P-DG en mars 2005. Rizzoli cède Beaux-Arts, Flammarion Médecine-Sciences et Delagrave, reprend Climats, Autrement et les dernières parts de J’ai lu qui restaient dans la famille Flammarion, et revend le groupe en juin 2012 à Madrigall, la holding de Gallimard (7). Entre-temps, le 8 novembre 2010, la maison a obtenu son quatrième prix Goncourt avec La carte et le territoire de Michel Houellebecq.

C’est à une autre maison familiale qu’il revient, tout en préservant son autonomie, de fêter aujourd’hui les 140 ans de Flammarion.

(1) Bien que son acte de naissance indique le 30, Ernest Flammarion a toujours lui-même utilisé la date du 29, qui figure aussi sur son acte de décès.
(2) Aujourd’hui Librairie académique Perrin.
(3) Sur les débuts de Flammarion, voir le livre d’Elisabeth Parinet, La Librairie Flammarion (1875-1914), Imec éditions, 1992.
(4) Challenges, janvier 1996.
(5) Gilles Anquetil et Thierry Gandillot, "La bataille sera rude : un entretien exclusif avec Charles-Henri Flammarion", Le Nouvel Observateur, 22-28 mars 1990.
(6) Anne Gayet, "Charles-Henri Flammarion : un éditeur à la page", La Vie financière, n° 82, 14-20 juillet 2001.
(7) Voir Pascal Fouché, "Flammarion 1996-2012 : France-Italie et retour", sur Livreshebdo.fr.

Prochain épisode : "Flammarion : 140 ans de librairie"

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