Entre deux rendez-vous, un éditeur et un imprimeur dégustent des glaces dans la cour principale. Le soleil et les températures exceptionnelles qui marquent la 70e édition de la Foire internationale du livre de Francfort, du 10 au 14 octobre, contribuent à favoriser les échanges entre les professionnels aux métiers et aux intérêts très divers qui composent aujourd'hui l'édition mondiale. Les cessions de droits n'étant plus guère conclues sur place, les éditeurs utilisent Francfort à la fois pour s'informer et pour travailler leur stratégie.
A côté de ses rendez-vous avec les agents, la directrice éditoriale de First, Marie-Anne Jost, assiste à une réunion organisée par le groupe américain Wiley sur la collection « Pour les nuls » (« For dummies »), en présence de tous les détenteurs des licences dans le monde. Elle se promène aussi dans le hall occupé par les éditeurs allemands, ouvert au public. « Cela me permet de croiser des partenaires mais aussi d'observer le comportement des acheteurs », explique-t-elle. Son confrère d'Editis, Didier Ferat, directeur éditorial de Lonely Planet France, s'est quant à lui réuni pendant quatre heures avec ses partenaires internationaux éditeurs de la collection de guides de voyage. « C'est à Francfort qu'on rend compte du résultat d'un projet et qu'on présente nos objectifs. Nous avons mis en avant notre jeu, Le grand tour du monde Lonely Planet, une création purement française», fait-il valoir.
A Francfort aussi, les grands groupes éditoriaux organisent leurs rencontres internes. Au fameux cocktail d'Editis, le rachat en cours du groupe par Vivendi domine logiquement les discussions. A la réunion de travail d'Hachette Livre, le mardi après-midi, Jamie Hodder Williams (Hachette UK) salue, d'après les éditeurs français présents, les collaborations éditoriales franco-britanniques, qui sont amenées à s'intensifier.
Le P-DG d'Hachette Livre, Arnaud Nourry, a, lui, saisi l'occasion de la foire pour relever dans une interview au Monde daté du 11 octobre « l'équilibre économique fragile» des maisons d'édition littéraires et lancé : « chaque auteur négocie avec son éditeur et est libre d'aller en voir un autre». Plus dans la retenue, Vincent Montagne, président du Syndicat national de l'édition et P-DG de Média-Participations, interpelle les pouvoirs publics sur le statut de directeur de collection, « fonction essentielle ». Lors de son discours au traditionnel cocktail du Bureau international de l'édition française (Bief), il qualifie d'« irresponsable » la décision de transformer ce statut créant une « insécurité économique et juridique ».
Les nombreux escalators qui relient les halls de l'immense foire allemande transportent sans discontinuer éditeurs, traducteurs, agents, scouts, responsables de droits, directeurs artistiques, directeurs de fabrication, vendeurs d'objets cadeaux en librairie... Au fameux « LitAg»(Literary agents and Scouts Centre), 795 agents et 337 agences de 31 pays enchaînent les rendez-vous. Ils sont 5,6 % de plus que l'année dernière. Les scouts Pauline Buisson et Valentine Spinelli de l'agence V&P Scouting y occupent une table pour la première fois cette année. « Nous avions besoin d'un point de chute pour nos rendez-vous et c'est là où il faut être, c'est là où le flux de clients est le plus important », note Pauline Buisson.
Entre les tables, les éditeurs grand format et poche défilent. « Nous assurons le suivi de nos auteurs et nous confirmons nos intuitions», indique Stéphanie Vincendeau, directrice éditoriale de J'ai lu. « Je remarque à nouveau une offre en non-fiction abondante. Des thématiques comme la féminité, le girl power, mais aussi le burn-out parental sont déclinées », observe-t-elle. Des sujets qui font réagir Arabella Cruse de l'agence Wandel Cruse, spécialisée dans les catalogues nordiques. « Les éditrices des collections pratique sont à l'affût de la tendance qui fera suite au Hygge et au Lagom... », indique-t-elle.
Pour sa part, Charlotte Lefèvre, directrice éditoriale de Pocket, discute avec Ana Soler-Pont, cofondatrice de l'agence Pontas, basée à Barcelone. Elles planifient, pendant leur rendez-vous minuté de 30 minutes, une tournée de journalistes en Galice avec l'auteure Dolores Redondo. Pocket rééditera en 2019 la dernière parution de l'auteure, Tout cela je te le donnerai (Fleuve). De son côté, Juliette Lambron, éditrice de littérature étrangère chez Fayard, s'inquiète. « L'offre en fiction n'est pas concluante. On sent un essoufflement des thrillers domestiques et des romans issus des ateliers d'écriture américains », remarque-t-elle.
N'empêche, les offres à l'aveugle et la spéculation autour de certains titres trouvent toujours une place pendant la foire. Silvia Sésé, directrice éditoriale de la maison d'édition espagnole Anagrama, est restée bouche cousue tout au long de la foire à propos du prochain roman de Michel Houellebecq, à paraître le 4 janvier chez Flammarion. Comme elle, tous les éditeurs étrangers qui ont préempté les droits « du prochain Houellebecq » ont signé un contrat de confidentialité qui les empêche de dévoiler son contenu. « On s'engage sans même connaître le titre », déplore-t-elle. Une pratique qui se généralise. Les éditeurs qui participent aux enchères des mémoires du chanteur de U2, Bono, ou de celles de Cat Stevens ont été contraints de miser sur eux sans les avoir lu. « Cela prend des dimensions délirantes », proteste le directeur général de Stock, Manuel Carcassonne.
Chez les responsables de droits, cloués à leur chaise, les cessions se portent d'abord sur les nouveautés de la rentrée littéraire, notamment les primo-romanciers. Tandis qu'avant la foire, quatre éditeurs britanniques se disputaient Ça raconte Sarah (Minuit), les scouts ont appris pendant la manifestation la vente du premier roman de Pauline Delabroy-Allard en Allemagne. Au Seuil, toujours avant la foire, Frère d'âme de David Diop a été cédé en au moins six langues dont l'espagnol acquis par Penguin Random House. L'Iconoclaste se félicite de son côté des huit cessions conclues pour La vraie vie d'Adeline Dieudonné.
Si les auteurs français se font rares à cette foire où le public est essentiellement allemand, certains font toutefois une apparition. Pour Guillaume Musso, le déplacement se justifiait, d'après son éditeur Calmann-Lévy, en raison des 20 cessions de droits conclues pour son dernier roman, La jeune fille et la nuit. La venue de Johana Gustawsson, auteure chez Bragelonne de Block 46, répond à plusieurs raisons : « J'aide ma maison d'édition à vendre les droits de mon livre. Je mets en avant qu'il va être adapté en série par Banijay avec Alexandra Lamy dans le rôle principal. Accessoirement, je cherche aussi un agent», souligne-t-elle tout sourire.
Les responsables français du livre audio ont aussi répondu présent à Francfort, leur secteur étant en plein développement. Tout comme Liza Faja de Lizzie, Laure Saget, directrice du livre audio de Madrigall, assiste à la série de conférences consacrées au livre lu. « J'ai noté des chiffres et des données que je n'avais pas encore trouvés ailleurs »,précise-t-elle.
Sophie Castille, directrice des droits chez Mediatoon et en charge du projet de plateforme Europe Comics était une des rares Françaises présentes au 32e séminaire des directeurs de droits. Elle y venait précisément pour s'informer et s'inspirer des expériences d'abonnements à des plateformes de lecture.
Dans les couloirs des halls nationaux, Grégory Laurent, le directeur de la foire de Bruxelles, finalise quelques contrats de stands ou rappelle que la manifestation qu'il dirige aura lieu en février. « Il n'est plus temps de traîner», ajoute-t-il. Directeur de la Foire internationale de Jérusalem, Yoel Makov annonce à Francfort la nouvelle formule que cet événement, reconnu pour son fellowship, va adopter en 2019 : « La foire répondra au nom du Forum international du livre de Jérusalem. Nous allons pousser encore plus loin les échanges entre les interlocuteurs de l'édition afin de mettre en valeur les rencontres de visu, le contact visuel». Toujours plus d'humain dans ce monde dématérialisé.