Livres Hebdo : Francis Esménard, vous êtes petit-fils du fondateur et président d'Albin Michel, un groupe éditorial fondé en 1900. Aujourd'hui, on entend dire que la spécificité d'Albin Michel serait d'avoir une sensibilité de droite. Que pensez-vous de ce qualificatif ?
Francis Esménard : Tout d'abord, je voudrais dire que le groupe Albin Michel est présent dans tous les secteurs : éducation, scolaire, jeunesse, pratique, bandes dessinées et la littérature dans son sens le plus large qui inclut, bien entendu, les sciences humaines, les sciences sociales, l'histoire, la religion, etc. Je m'exprime ici avant tout comme éditeur de littérature. Après tout, que je sache, que ce soit dans les dîners en ville ou dans les médias, c'est toujours de littérature dont on parle.
Plus spécifiquement : de Romain Rolland à Henri Barbusse, de Léon Blum à Benjamin Péret, le surréaliste ami d'André Breton, et Léon Trotski, sans oublier Marc Bloch, autant vous dire qu'on n'a pas manqué d'auteurs ancrés à gauche dans la maison. Il est bon toutefois, à mon sens, qu'une maison ait une ligne éditoriale bien établie. Ce qui lui donne la liberté nécessaire pour publier de nombreux ouvrages contraires à cette ligne. À titre personnel, je ne me cache pas d'aimer Jacques Chardonne, Michel Mohrt, Jean Raspail ou Geneviève Dormann que nous avons édités. Un peu plus tard, les nouveaux hussards - j'ai été au 2e régiment de hussards dans l'armée ! -, tels Didier van Cauwelaert, Stéphane Hoffmann, Éric Neuhoff, auxquels j'ajouterais volontiers Patrick Besson, s'il ne m'en veut pas, ou, plus récemment, Nathan Devers. Si tous ces auteurs sont considérés de droite, tant pis ! Pour autant, un éditeur doit être de son temps, et j'avoue mon admiration pour Marion Brunet, une vraie sensibilité de gauche. Sa puissance me retient avant toute autre considération. La différence entre une maison de droite et une maison de gauche est qu'une maison de droite publie plus d'ouvrages de gauche que de droite, alors qu'une maison de gauche ne publie jamais de livre de droite ou peut-être, parfois, un arbre peu vigoureux pour donner le change et cacher la forêt.
Quel est le premier auteur que vous avez publié en tant qu'éditeur ?
Le premier auteur que j'ai fait éditer, j'étais encore en classe de philosophie, était le grand philosophe et résistant Vladimir Jankélévitch, ce que la maison a continué jusqu'à une date récente avec, en 2015, L'esprit de résistance ou encore, en 2023, la première biographie qui lui soit consacrée.
Et en fiction, vers quoi penche votre goût ?
De manière générale, j'aime les grands espaces, les utopies, l'aventure. Dit autrement, j'aime que le roman soit « romanesque ». Il y a de nos jours beaucoup d'écrivains, mais peu de romanciers. Sous l'appellation de romancier, je songe à mes amis Bernard Clavel et Christian Signol. Je me réjouis aujourd'hui de lire et d'éditer les romans de Véronique Olmi et de Jean-Christophe Grangé.
Mais que ce soit pour les romans ou les essais, j'aime que ma maison soit si ouverte et si diverse : Éric-Emmanuel Schmitt et Frédéric Lenoir côtoient Michel Onfray et Jean-François Colosimo, des penseurs du bouddhisme avoisinent Salah Stétié ou Abdelwahab Meddeb, les livres d'historiens et de romanciers de l'antiquité Paul Veyne, Lucien Jerphagnon et Françoise Chandernagor s'entretiennent avec ceux d'écrivains que j'aime particulièrement, François Cheng et Jean Lévi. Le trait commun que je partage avec ceux que j'ai cités ? Sans doute cet esprit non conformiste dont Amélie Nothomb est la reine.
Tous les êtres que j'aime - Pierre Benoit, Robert Sabatier, Michel Ragon, Gilles Lapouge - ont su déployer cette singularité. C'est aussi ce que j'aime dans le roman Les yeux de Mona de Thomas Schlesser. Ce livre m'a été apporté par Nicolas de Cointet, un excellent éditeur de notre maison, qui dirige le département des beaux livres. J'ai été époustouflé par sa qualité et par l'idée qui a présidé à son écriture, idée proprement géniale d'une fille amenée par son grand-père au musée pour qu'elle se nourrisse de beauté avant de perdre la vue. J'ai adoré également N'oublie pas pourquoi tu danses, les Mémoires de la danseuse étoile Aurélie Dupont, qui paraissent en avril, un livre de formation pour les jeunes, de volonté, de courage, de ténacité, un livre sur les injustices aussi.
À ces noms j'ajouterai naturellement ceux de Maxime Chattam, Bernard Werber, Stéphanie Janicot, qui ont chacun un univers puissant en propre ! Et que dire de Katherine Pancol et de Mélissa da Costa ! De Tatiana de Rosnay et de Victoria Mas ! De Valérie Perrin et de Sylvie Germain ! De Bernard Pivot ! Mais arrêtez-moi, je vous en prie, car je vais avoir des ennuis : vous connaissez la susceptibilité des auteurs.
La maison Albin Michel est aussi connue pour avoir été l'une des premières à éditer de la littérature étrangère...
Oui. Nous avons été parmi les premiers à publier Conan Doyle, Italo Calvino, Daphné du Maurier, Vladimir Nabokov : des noms auxquels j'associe ceux d'Edouard Limonov, Louise Erdrich, Sándor Márai, Colson Whitehead, Mary Higgins Clark, Stephen King, sans oublier Thomas Mann et Stefan Zweig, que nous continuons d'ailleurs d'éditer, inédit après inédit.
Mais alors il me faudrait également vous parler de Lisa Garner ou de Jussi Adler-Olsen, de même que de nos seize Prix Nobel, dont Rudyard Kipling, Rabindranath Tagore, Doris Lessing, Samuel Agnon ou Yasunari Kawabata ! Ou de Yuval Noah Harari, qui a vendu plus d'un million d'exemplaires.
Moi-même, je garde un excellent souvenir d'avoir raflé à la foire de Francfort à la fin des années 1960 Last exit to Brooklyn d'Hubert Selby Jr. au nez et à la barbe de nos confrères. La maison enfin peut être fière d'avoir lancé la mode du « cosy crime » avec les livres de M.C. Beaton.
Lise Boëll, qui a longtemps travaillé chez Albin Michel, rejoint aujourd'hui Mazarine et le groupe Hachette Livre. Pourquoi n'est-elle pas restée dans votre groupe ?
Lise Boëll est pétrie de qualités. C'est une véritable éditrice - extrêmement difficile à gérer -, même si ses centres d'intérêt sont assez univoques. Elle a longtemps travaillé pour Albin Michel où sa carrière a pris un tournant à partir de 2012. Elle est devenue alors l'éditrice d'Éric Zemmour. Une précision : lorsque celui-ci a publié ses deux premiers livres chez nous en 2012 et 2013, il se plaçait sur le terrain du débat d'idées. Depuis soixante ans que je suis dans l'édition, je n'ai eu de cesse de militer pour la liberté d'expression, de refuser la dictature. Ce qui explique, d'ailleurs, pourquoi je suis heureux du succès de Torture blanche de l'Iranienne Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023.
Certaines positions d'Éric Zemmour - pas toutes, bien sûr, mais c'est le principe et les risques de la polémique - pouvaient être défendues, surtout qu'au même moment je n'ai pas manqué d'éditer des auteurs qui pensaient tout autrement et l'écrivaient tout aussi librement. « Liberté, liberté chérie » ! Dans un cas comme dans l'autre, il y va de la nécessité de permettre le débat dans une démocratie. Éric Zemmour a choisi d'abandonner son statut d'écrivain pour devenir un homme politique. Il voulait que son livre sorte très tôt en septembre. Au mois de juillet, je n'en avais toujours pas lu une ligne. Il ne cachait pas que la date pour lui était capitale, car ce livre serait la pièce essentielle du départ de sa candidature à l'élection présidentielle. Force est de constater que Lise Boëll a soutenu son auteur, ce qui a entraîné nos divergences. De plus il y avait une véritable incompatibilité d'humeur, c'est le moins qu'on puisse dire, entre elle et Gilles Haéri, le nouveau président d'Albin Michel que j'avais nommé pour me remplacer. Elle a décidé de partir.
Vous insistez sur l'indépendance de votre maison et de votre groupe. Que pensez-vous des mouvements de concentration initiés par les grands groupes. La vente d'Editis par Vivendi à CMI, puis l'achat d'Hachette ?
Albin Michel est une maison indépendante, vous avez raison de le rappeler. Il n'y a pas si longtemps, on croisait dans le milieu soit des continuateurs de maisons créées par les leurs, soit des créateurs de maisons qui portaient leurs noms, par exemple Robert Laffont, René Julliard ou Jean-Claude Lattès. Les maisons en question portaient leur empreinte. Ce rôle est désormais tenu par les petits éditeurs que j'admire fort. Ils sont sans doute les grands éditeurs de demain, ils suivent les traces de Gaston Gallimard, de Bernard Grasset et d'Albin Michel. Or, qu'on le veuille ou non, l'édition en France n'est pas une industrie comme les autres. Ce ne devrait même pas être une industrie, l'édition reste un métier d'artisans. Par un effet paradoxal, la concentration des grands groupes pourra-t-elle provoquer un sursaut ? Je crois qu'il y a des ouvertures pour les maisons qui veulent être indépendantes. Certes, me répondra-t-on, que peuvent des indépendants devant des mastodontes ? Mais justement offrir aux auteurs tout ce que ces trop grands groupes ne peuvent plus leur donner ! Je vois que les demandes d'auteurs affluent vers nous, des auteurs qui veulent retrouver leur liberté, y compris leur liberté de penser et d'écrire, tout simplement.
Vous qui connaissez si bien le milieu de l'édition, quelles doivent être les qualités d'un bon éditeur ?
De Charles Orengo à Jean-Marc Roberts, de Jean-Claude Fasquelle à Claude Durand ou Charles-Henri Flammarion, tous les grands éditeurs que j'ai connus - auxquels on peut ajouter Dominique de Roux, Jean-Edern Hallier et Richard Ducousset qui a travaillé à mes côtés -, tous avaient en commun de posséder une grande culture, voire d'être eux-mêmes écrivains. Ils étaient des hommes de goût. Qu'on les aime ou non, on pouvait voir où allaient leurs choix, qui alliaient l'idée de tradition et de modernité, de prise de risque, d'indé-pendance. Ils défendaient leurs auteurs, ils étaient prêts à soutenir la jeunesse. Jeunesse, dois-je le préciser, qui n'est pas le fait de l'âge, mais de l'élan passionné vers la vie. Remplacez de tels éditeurs par des éditeurs sans âme et sans désir, et c'en sera fini de l'édition...
Vous avez créé Forum, qui est aujourd'hui l'outil de distribution d'Editis. Et pourtant Albin Michel est distribué par Hachette. Est-ce tout à fait logique ?
À la mort de René Julliard en 1962, Robert Laffont s'est retrouvé seul. Je lui ai proposé de se joindre à nous pour la distribution. C'est alors que, à ma grande surprise, Robert Meunier du Houssoy, le P.-D.G. d'Hachette qui avait eu connaissance de l'opération, m'a proposé de faire cela à trois avec Stock qui curieusement lui appartenait. Je me suis dit pourquoi pas ? C'est ainsi que nous nous sommes partagé le capital à raison d'un tiers chacun et que j'ai créé Forum avec notre personnel, les locaux que nous possédions rue de la Glacière et notre service informatique qui était à cette époque encore mécanographique (système à carte préfigurant l'informatique, ndlr) !
La suite serait trop longue à raconter, mais c'est ainsi que je me suis retrouvé à la fin de l'histoire distribué par Hachette avec 40 % du Livre de poche.
Dans l'ensemble, il est indéniable qu'il y a aujourd'hui un glissement des résultats des maisons d'édition vers la distribution. Je parle une fois encore de ce qui concerne la littérature. À cela plusieurs explications : des droits d'auteur en perpétuelle augmentation et malgré tout des à-valoir qui ne sont pas couverts et qui impactent directement la marge de l'éditeur, du fait de la concurrence effrénée entre éditeurs, et particulièrement entre les deux grands groupes qui s'affrontent. Dans la mesure où les prix de vente ne peuvent augmenter à l'infini, cette situation oblige l'éditeur à travailler en marginal et à ne pas couvrir ses frais généraux. Le seul bénéfice qui subsiste se trouve, dès lors, chez le distributeur qui, lui, conserve sa marge.
Vous avez longtemps été vice-président du bureau du SNE, et présidé le groupe Littérature dans lequel siégeaient Jean-Claude Fasquelle, Claude Durand ou Bernard de Fallois. Quelle est à vos yeux l'action la plus importante que vous ayez menée pour l'interprofession ?
J'ai été vice-président du SNE des dizaines d'années à dater de 1979. J'ai connu plusieurs présidents. Moi-même, j'ai toujours refusé ce poste. C'eût été trop de charges. J'avais déjà fort à faire avec le groupe Albin Michel. J'en profite pour saluer mon ami Antoine Gallimard qui a accepté de le faire, et l'a très bien fait. Après avoir démissionné, j'ai demandé à Gilles Haéri, directeur général d'Albin Michel, de me succéder. Je ne doute pas qu'il sera pour tous un partenaire rigoureux et de talent, plus accommodant et moins urticant que je ne l'ai été.
Il est vrai que j'ai présidé les négociations avec les syndicats de l'époque et la Société des gens de lettres, qui ont abouti au code des usages de la littérature entre auteurs et éditeurs en 1981, un accord que j'ai signé en tant que vice-président du Syndicat et président du groupe de Littérature au nom du Syndicat.
Je ferais remarquer que l'accord que j'ai signé a duré près de trente ans, alors que, maintenant, nous sommes en négociation permanente avec les nouveaux syndicats d'auteurs. Dès qu'une négociation est terminée, on s'empresse d'en ouvrir de nouvelles pour discuter de ce qui a été refusé lors de la précédente !
Un jour, il faudra aussi écrire le roman de la campagne que nous avons menée pour aboutir à la loi sur le prix unique du livre votée le 10 août 1981. L'idée que nous avons défendue sous l'impulsion tenace et intraitable de Jérôme Lindon était simple : interdire la vente en dessous du prix fixé par l'éditeur, ce qui n'est pas allé sans heurts, y compris à gauche. Par bonheur, nous avons été entendus.
Restez-vous optimiste ?
Dès que ma journée de travail est terminée, une fois les réponses aux mails, aux textos, aux messages téléphoniques effectués, je prends soit un manuscrit soit un livre et, je ne sais comment, je me retrouve à lire quatre heures d'affilée. Nous n'en avons pas fini avec les livres, ils nous offrent des voyages au-dehors et au-dedans.